Pour le Meilleur et pour l'Oupire

À quel moment dire d’une œuvre qu'elle a "vieilli" est-il devenu une injure? Certaines sont certes intemporelles, mais finir par accuser son âge à un moment ou à un autre n'en demeure pas moins le lot de la vaste majorité, et ce n'est pas un mal.


Je dis cela car il semble s'agir d’une critique récurrente parmi celles que j'ai pu lire sur ce site au sujet de ce Bram Stoker's Dracula de Francis Ford Coppola, ce qui me parait un tantinet injuste, étant donné qu’en dépit de ses incontestables, euh, vétustés visuelles (des câbles encore plus évidents que dans Tigre et Dragon, un travelling en POV ras-du-sol dans les rues de Londres, une apparition céleste rappelant Mufasa dans Le Roi Lion, Keanu à l'époque où il avait un balais dans le c…, un maquillage digne de Star Trek TNG… c'est festival !), il s'agit tout aussi indubitablement de l'adaptation la plus fidèle du célèbre roman gothique de l'écrivain dublinois Bram Stoker, un retour aux sources que fait plus que suggérer le titre du film.


Je m'aventure un peu en faisant cette déclaration bien catégorique, puisqu'au risque de vous surprendre, je n'ai pas vu toutes les versions cinématographiques du sinistre comte transylvanien – avec plus de 200 films, faisant de lui le personnage le plus récurrent du Septième art après Sherlock Holmes, une vie entière n'y suffirait guère, à moins que comme la sienne elle fut anormalement longue et recluse… - mais un simple coup d’œil à son interprète principal suffit à constater que, jamais effrayé par les innombrable heures passées à se faire refaire le portrait, Gary Oldman est bien plus proche physiquement à la fois de la vision de Stoker et de Vlad l'Empaleur, personnage historique ayant inspiré le romancier, que ne pouvaient l'être les géniaux Bela Lugosi et Christopher Lee avec leur cape et cheveux gominés, sans parler des plus récents et calamiteux Gerard Butler et Luke Evans.


Du reste, la structure du récit est la même que dans le roman épistolaire, ce qui malheureusement passe par la narration en voix-off… je dis malheureusement, mais cela permet quelques moments de franches rigolades en nous exposant à la piteuse tentative d'accent anglais de Keanu Reeves, qu'il finit d'ailleurs par abandonner en cours de route ; dommage qu'il ne se soit pas essayé à l'accent roumain, comme Gary Oldman ! À ce sujet, je suis sûr de me souvenir que dans le livre, le comte est censé parler un anglais parfait… enfin bref, le simple fait que j'ai noté ce détail montre que pour une fois, Hollywood a globalement respecté le matériel source.


Est-ce une si bonne chose ? Pas sûr… même ado, je trouvais Dracula un peu décousu (voilà qui aurait fait un bon jeu de mot avec Frankenstein ou La Momie !), notamment de par l'absence de Jonathan Harker, héros et narrateur de la première partie, durant la quasi-totalité du deuxième acte, ou des allers-retours barbants entre L'Angleterre et la Transylvanie, aboutissant à un combat final sans véritable urgence et qui aurait pu se dérouler n'importe où. À l'inverse, je crois me rappeler que le massacre de l'équipage du voilier russe faisait l'objet d'une revue de presse de plusieurs pages, mais la séquence a probablement été raccourcie pour des raisons budgétaires.


De manière générale, je crois avoir apprécié le roman davantage pour l'ambiance, le climat d'effroi et d'inquiétude que Stoker parvient à instaurer, plutôt que pour le scénario. Il n'est donc pas étonnant que mon ressenti du film de 1992 soit peu ou prou le même. Est-ce à dire que Coppola et son équipe sont parvenus, à défaut de m’investir dans les personnages, à m'envoûter du début jusqu’à la fin ? Là encore, pas vraiment… visuellement parlant, Bram Stoker's Dracula part un peu dans tous les sens.


Aux kitscheries estampillées 90s susmentionnées, ajoutons un hommage évident aux grands expressionnistes allemands que sont Murnau et Wiene, un autre usage des ombres (chinoises, cette fois-ci) lors du montage sur les "exploits" guerriers de Vlad l'Empaleur qui rappelle l'ouverture du dessin animé Le Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi, un érotisme bon marché mais pas inefficace (Ciao, Monica !) ou encore une séquence psychédélique qui voit Mina Harker danser avec Dracula tandis que son fiancée est à la merci des succubes. Simplement dit, à trop embrasser Coppola étreint mal, car à force de lorgner un peu partout, son film n'a pas vraiment d'identité propre. On est hélas plus proches du grand-guignolesque du Parrain III que de l'aura ténébreuse d'Apocalypse Now ou de Conversation Secrète


Cela ne le rend pas moins divertissant et plaisant à regarder, mais il m'était difficile de vraiment m'immerger dedans, car ce brassage des styles m'a fait réaliser l'artificialité de la chose. Prenons les films d'horreur de la Hammer: ils sont kitschs, ils sont cheaps, mais une fois qu'on s'est habitué à leur style, celui-ci reste constant ! Il ne reste donc plus qu’à se laisser transporter. Je n'aurais jamais cru que je le comparerais favorablement par-rapport à Coppola, mais Tim Burton l'a bien mieux compris, et appliqué, sur son Sleepy Hollow, qui fait incontestablement figure d’hommage aux productions Hammer tout en étant imprégné du style propre à son réalisateur, décalé et mélancolique. Rien de tel chez Bram Stoker's Dracula, qui ressemble davantage à un gros gâteau indigeste.


Il y a certes des morceaux de bravoure, notamment la performance de Gary Oldman dans le rôle principal, qui fait probablement de lui le Vladislav Dracula ultime, bien que moins iconique que Lee et Lugosi. Son alchimie avec Winona Ryder est d'autant plus bienvenue qu'elle est inexistante entre celle-ci et le pauvre Keanu (mais ne serait-ce pas volontaire?), et qu'elles soient réelles ou fantasmées, je dirais que toutes les scènes entre ces deux acteurs sont parmi les meilleures du film. Le reste du casting n'a hélas grand-chose à se mettre sous la dent, Anthony Hopkins se contentant d'un "ja?" répété ad nauseam pour nous convaincre que son personnage est Hollandais. Cary Elwes (qui ressemble ici furieusement à Roger Moore dans The Man who haunted Himself !) et Richard E. Grant font presque partie du décor.


Pour ceux qui auront la patience et la gentillesse de lire cette chronique jusqu'ici, sachez qu'il m'a fallu près d'une semaine pour la terminer, tant il est vrai que je ne savais par où commencer ni terminer cette critique d'un film éminemment schizophrène et difficile à appréhender, surtout parmi la filmographie hétéroclite et contrastée de Coppola. Je ne regrette pas d'avoir consacré deux heures à ce qui est certainement un film tel que nous n'en reverrons pas de sitôt, vestige de son époque et des bribes du génie de son metteur en scènes, mais bien trop opportuniste et brouillon pour vraiment convaincre. Quoiqu'en dise le titre de cette version de 1992, l'adaptation cinématographique définitive du grand roman gothique de Bram Stoker reste encore à faire !

Szalinowski
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le 20 août 2019

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