Dracula
6.2
Dracula

Film de Radu Jude (2025)

Murnau, chat GPT, Godard, Po**hub, Tik tok : le réel chez Radu Jude

Après Murnau, Luc Besson et autres Coppola, la version de Dracula par Radu Jude non seulement (et sans surprise) diffère de celle de ses illustres prédécesseurs mais elle est typique de son cinéma obsessionnellement rivé vers le réel. A ce titre, il était évident qu’il n’allait pas de nouveau reconduire la légende en l’enrobant de cinoche, mais plutôt faire de cette légende le sujet même du film, sujet qu’il traitera … à sa façon. C’est donc l’histoire d’un metteur en scène chargé d’inventer une nouveau film sur Dracula, assisté d’une IA ; son histoire raconte celle d’un acteur lui-même jouant Dracula dans un bar pour touristes, qui décide de s’enfuir en compagnie de sa partenaire de jeu. Ces deux histoires sont entrecoupées d’autres histoires digressives et assumées comme telles, où l’aide visuelle de l’IA est lourdement ostentatoire, et qui ont ou pas un rapport avec Dracula et les vampires en général.


Le qualificatif de réaliste peut étonner s’agissant d’un film pareil, où la vraisemblance et la cohérence sont de toute évidence en bas de l’échelle des priorités. Pourtant le réel est partout : dans le point de départ du récit, comme je l’ai dit, mais aussi dans son régime d’images hybride. L’utilisation outrancière de l’IA procède de cette ambition, d’un cinéma ancré dans le réel au point de s’hybrider (ou de vampiriser, dirait le critique spirituel) de toutes les formes d’images qui sont dans la nature. C’est le défilé de vidéos courtes dans « Bad Luck Banging », la réunion zoom dans « N’attendez rien de la fin du monde », ou bien tout le film « Eight postcards from Utopia », intégralement composé de pubs de télé roumaine des années 90 et 2000. Outre le comique grotesque qu’on y trouve, ces pubs participent, a sûrement estimé Jude, du réel de la société où elles ont été produites. Non seulement parce que cette profusion d’images inédite dans l’histoire humaine fait désormais intégralement partie de notre univers sensible, mais aussi car elles reflètent sans excès de cérémonie (là est leur potentiel comique) l’idéologie dominante. Ces pubs documentent mieux qu’autre chose le passage au capitalisme, à la société du commerce et du profit, l’état des rapports hommes-femmes etc. Mais elles documentent aussi leur propre forme : un kitsch grotesque, sans doute naïf dans une Roumanie découvrant les joies de la consommation, mais conscient de lui-même à l’époque de Tik Tok et de l’IA. Dans Dracula, les plans de coupe en animation ou les effets visuels cheap générés par l’IA n’ont pas d’autre but que de se rendre poreux à l’esthétique de l’époque, notamment à sa dimension auto-dérisoire. Ce serait restreindre le cinéaste à une bien plus médiocre ambition que d’essayer de déceler un discours sur ces images, ou de savoir s’il est « pour ou contre ».


Cette vertu esthétique répond en réalité à une bien plus modeste nécessité : le faible budget du film. De la même manière, la pauvreté des décors du film met en évidence un autre aspect du cinéma de Jude : sa dimension autoparodique. Outre l’IA, l’absence de figurants est remplacée par des figures en papier ou en carton et les reconstitutions historiques sont tout sauf crédibles, par exemple dans cette scène supposément dramatique se déroulant dans les années 20 ou 30 mais où des touristes bien de notre époque passent dans le champ perturbant les acteurs dans un moment décisif du récit, nonobstant les voitures tout aussi de notre époque qui passaient en arrière-plan. Considérer que cette parodie est gratuite m’irait très bien, mais elle ne l’est pas tant que ça. La dimension très digressive du récit est inspirée, nous dit le cinéaste, de romans européens du 17ème et du 18ème siècle comme « Tristram Shandy » ou « Jacques le fataliste ». Ces romans inspirent aussi cette dimension parodique. Dans Tristram Shandy, Laurence Sterne ne raconte pas exactement une histoire, il met en scène quelqu’un essayant d’en raconter une, tout comme, de par son côté bricolé (y compris narrativement), Dracula met à nu sa propre fabrication. Cette parodie est en fait un réalisme du médium qui, tout en le travaillant et en l’utilisant, dédramatise avec humour ses codes et ses contraintes.


Là où le film s’élève quand même au-delà de la simple parodie, c’est par là où il investit de manière consistante son médium : la direction d’acteurs. S’il est entendu que celle-ci est toujours excellente dans les films de Jude, grâce à la finesse des personnages et à l’espace laissé aux comédiens (longues scènes, plans fixes, mélange curieux de théâtralité et de réalisme) ; elle est dans Dracula d’une justesse de ton assez impressionnante, en particulier dans les histoires les plus bouffonnes. Il faut en effet cette justesse pour garder des intonations clairement parodiques sans tomber dans le pur et simple mauvais jeu. C’est à ce titre qu’il faut saluer entre autres la performance drôle et harassante d’Adonis Tanta dans le sketch central du village hanté par un vampire.


Plus que burlesque, le réel chez Jude est spirituel. Il ne vise même pas un hypothétique réel pur (qu’on pouvait voir chez Letourneur), mais quelque chose de plus subjectif qu’on peut appeler « l’époque ». Tout aussi brumeux que la notion de réel, l’époque ne se donne pas comme quelque chose qui peut se voir de façon directe, mais qui ne peut n’être saisi que par l’intermédiation subjective de l’esprit. Cela passe, on l’a vu, par le type d’image qui circule de nos jours, mais beaucoup aussi par le langage. On parle beaucoup chez Jude, et on rapporte beaucoup : des anecdotes, des faits divers, des blagues, des références à l’actualité politique. Si les films de Jude en sont truffés, ce n’est pas parce qu’il voudrait nous informer sur la guerre en Ukraine ou sur le chauvinisme roumain, c’est parce que cela, pense-t-il, caractérise notre temps : la politique est beaucoup un fait langagier, on en consomme et recrache de plus en plus. Cette parole politique n’est pas plus signifiante que la présence d’objets nouveaux : de la cigarette électronique dans « Papa vient dimanche » pourtant encore marqué par le néoréalisme roumain des années 2000, au robot emmerdant le SDF dans Kontinental 25. L’époque, chez Jude, n’est pas une catégorie discursive, elle est une constellation de signes mise à disposition du spectateur par l’œil amusé de l’artiste.


Si politique il y a chez Jude, elle est ailleurs. Dans ce qui ne peut pas être perçu sans matière fictionnelle réfléchie : les rapports sociaux et politiques. Une trame narrative simple, relevant parfois de la fable, suffit chez lui pour rendre compte des complexes mais limpides rapports de force politiques qui ont cours en Roumaine : pays surexploité dans son rôle de sous-traitant de l’Allemagne (N’attendez surtout pas de la fin du monde), la menace constante que fait peser sur l’art la ferveur nationaliste (Peu m’importe si l’histoire …), les origines d’un racisme séculaire envers les Tziganes (Aferim) ou les scrupules moraux d’une classe intermédiaire au service d’un ordre social violent (Kontinental 25). Dans Dracula, il faut admettre qu’à part dans la scène finale et dans quelques moments périphériques, la finesse politique est sacrifiée au profit du grotesque. Mais c’est parce que le projet central du film se situe autre part : il m’apparaît comme la radicalisation du versant dédramatisant de son cinéma, où tout est potentiellement dérisoire, à condition d’en avoir la disposition. C’est la raison pour laquelle sa trivialité habituelle est ici poussée à l’extrême. Elle est ce par quoi le terre-à-terre se rappelle au sérieux pour le désamorcer. Entre un personnage qui crache constamment, des vampires qui, d’une histoire à l’autre, ne cherchent qu’à se faire sucer et un sketch entier sur une plante bite qui comble femmes et prêtres, on peut dire qu’on est servi de ce point de vue-là. Plus qu’une folle expérimentation, ce film est une sorte de test, pour trier le bon grain de l’ivraie, entre ceux qui ne voient chez Jude que le sérieux qu’ils y projettent – qui seront démunis ici de ne trouver aucune critique sérieuse du capitalisme ou de référence respectueuse à tel grand cinéaste à se mettre sous la dent – et ceux qui sauront percevoir l’invitation profonde de ce cinéma-là, à une dédramatisation lucide et ludique du monde, inclinaison si spécifique à l’art et que l’on y trouve pourtant si peu.


https://lacouleurpourpre.fr/murnau-chat-gpt-godard-pohub-tik-tok-le-reel-chez-radu-jude-dracula-etc/

Mr_Purple
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le 14 oct. 2025

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