Nicolas Winding Refn, déjà un grand. En à peine dix ans, ce jeune metteur en scène danois affiche au compteur une belle filmographie parsemée de diamants noirs : la trilogie Pusher, le puissant Bronson (qui révéla cette brute de Tom Hardy) et le surpuissant Valhalla rising (2001 chez les Vikings, mais plus que ça). Winding Refn se frotte à chaque fois à un domaine particulier (polar, biopic, épopée métaphysique) pour en tirer le meilleur du meilleur et offrir des films qui ont tout compris du vocabulaire et du pur plaisir cinématographiques. Il se mesure cette fois-ci à la série B et au film noir, s’appropriant pour l’occasion, avec une rare maestria, les codes usés, impartis des genres, et les ruelles aussi, les boulevards et les highways brûlants d’une cité des anges labyrinthique filmée, vénérée comme chez Michael Mann ou David Lynch.

Là où Tarantino s'appuie sur trois tonnes de références pour en faire des urnes funéraires au verbiage fumeux qui commencent à ne plus intéresser personne (et qui, rétrospectivement et à la vision de Drive, prennent un sacré coup de vieux), Winding Refn s'amuse comme un fou en proposant un cinéma magnifié, débarrassé de dialogues au kilomètre, orné d’élégance et d’absolu, où le son, l’image et les mouvements parviennent jusqu’à un point parfait de symbiose esthétique directement connectée aux zones érogènes de notre cerveau. Comme Cronenberg l’avait brillamment réussi dans Crash, son chef-d’œuvre de tôles et de chair, Winding Refn réinvente lui aussi l’art et la manière de filmer la voiture, la route et la poursuite (juste retour des choses : quand Cronenberg gagne à Cannes le prix spécial du jury décerné par un Coppola bougon, Winding Refn remporte celui de la mise en scène).

Fuyant le montage saccadé, la frime et la grosse mécanique à la Fast and furious, Winding Refn fait davantage dans l’orfèvrerie, confrontant constamment, à la vitesse et à la barbarie des situations, des sentiments premiers, accomplis et innocents (ceux, frémissants, entre le driver et Irène). La première demi-heure est paisible, atmosphérique, comme en apesanteur (séquence pré-générique et générique magnifiques), puis chaque scène s’agite, bouscule, devient un concentré de brutalité(s), un morceau de bravoure (scène superbe, déjà culte, de l'ascenseur, où l’un des plus beaux baisers du cinéma précède la plus incroyable des violences, directement inspirée d'Irréversible de Gaspar Noé). L’équilibre idéal entre ce qui se trame à l’extérieur (casse sanglant, meurtres, chasse à l’homme) et à l’intérieur dans les appartements (romance, calme, douceur), ce chaud et froid constant, et jusque dans la psychologie borderline du driver, produit une étrange alchimie vagabonde, à l’image de ce film ondulant qui sait distiller mystères et sensations, gifles et caresses.

Drive, c’est l’histoire d’un cascadeur énigmatique, peu bavard, de malfrats et d'argent volé, et c'est peut-être là l’un des deux seuls reproches que l'on pourra faire au film : une intrigue pas franchement originale (proche de celle du Transporteur, c’est dire le parallèle), mais que Winding Refn parvient à transcender par le raffinement extrême de sa mise en scène et des ambiances complètement envoûtantes. Ce poor lonesome driver au look délicieusement hype et vintage, défendant la veuve et l'orphelin, est un bloc de silence surgit de nulle part et qui n’a pas de nom (à l’instar du borgne dans Valhalla rising) ni même de passé, telle la figure du visiteur dans Théorème venant prouver à chacun sa nature profonde (réflexion élargie à la parabole du scorpion et de la grenouille évoquée un instant dans le film et qui suggère que rien ne peut venir altérer l’essence des choses). Sous des allures graves et sereines, le driver va ainsi se révéler un impitoyable justicier (dans la ville) ivre de rendre les coups et que l’amour ne pourra sublimer (le scorpion, c’est lui, dont l’emblème orne le dos du blouson), dépendant d’une violence frénétique au moins égale à sa sensibilité et son habileté au volant.

Virtuose en diable, exercice de style idéal fait de fulgurances formelles et d’éclats gore, Drive en met plein la vue sans se la péter, et devant tant d’ampleur, devant tant de puissance narrative, on se dit que la fin manque un tantinet d’envergure (second et dernier reproche à signaler), clôturant le film sur une note mineure qui laisse patraque. Le casting en béton armé (Carey Mulligan, divine, Albert Brooks, Ron Perlman, Bryan Cranston de Breaking bad et Christina Hendricks de Mad men, dans une trop brève apparition), emmené par un Ryan Gosling magnétique, affiche une grâce et un charisme savoureux, tandis que la superbe b.o. à l’ambiance électro 80’s (avec les entêtants morceaux Night call de Kavinsky ou Under your spell de Desire, en plus d’une composition magistrale de Cliff Martinez) impose sans cesse une véritable poésie urbaine et mélancolique. À toute allure, à travers la nuit, derrière les corps déchiquetés et les gants en cuir qui crissent, Drive est un geste d’amour (pour le genre, pour le cinéma, pour le spectateur), une bombe, un sortilège. I do nothing but think of you, you keep me under your spell.
mymp
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le 18 sept. 2012

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