L’enfer, c’est l’autre, et il n’est pas toujours pavé de bonnes intentions.

Hell in the Pacific, voilà un film qui se veut original, sortant des sentiers battus, bien que Boorman travaille ici pour Hollywood et qu’il ait dû affronter la pression des producteurs sur pas mal de points. Le film est un des rares dans l'histoire du cinéma à ne comprendre que deux personnages. Il devait aussi être muet, il l’est quasiment dans sa première partie, qui est sans doute la plus intéressante, la dernière partie étant de mon point de vue gâchée par la fin imposée par les producteurs, j’y reviendrai.


Seconde guerre mondiale, deux hommes se rencontrent en enfer, échoués sur une île perdue, alors qu’ils sont ennemis et que le conflit n’est pas terminé. Boorman a beaucoup cherché dans le Pacifique avant de trouver cette île, sur l’archipel des Palau, refusant celles où il y avait trop de cocotiers ou de palmiers. Il explique dans une interview qu’il aurait pu tourner le film à Hawaï et coucher dans un hôtel cinq étoiles, mais qu'il préféra cette île isolée qui les contraignit à dormir en mer ! (1)


Les deux hommes ne sont pas interprétés par n’importe qui : Lee Marvin exprimait depuis quelque temps son envie de jouer avec le grand Toshiro Mifune (2), il obtint ici gain de cause, et il n’est pas rien de savoir que Marvin comme Mifune avaient tous deux combattu dans le Pacifique pendant la seconde guerre mondiale, Marvin dans les Marines, Mifune en tant que photographe aérien. En interprétant ici le rôle de deux soldats pendant la guerre, même s’il ne s’agit pas véritablement d’un combat classique, c’est un peu leur passé qu’ils rejouent, et leur traumatismes qu’ils tentent peut-être de surmonter, car on ne revient jamais de la guerre indemne. Surmonter les dégâts du passé, la difficulté de communiquer puisqu’aucun des deux acteurs ne parlait la langue de l’autre : l’un et l’autre vont se trouver en difficulté sur le tournage, un peu comme leurs personnages, ils devront franchir un cap, un océan même, puisque les deux protagonistes sont ici contraints de devoir s’entretuer ou collaborer sur cette île hostile qu’ils aimeraient bien quitter… Interviewé par Michel Ciment, Boorman explique que pour Lee Marvin, s’exprimer dans des rôles violents était une sorte d’« acting out de son expérience guerrière », éclairage pas forcément inutile pour comprendre la carrière de celui qui incarna, entre autres, Liberty Valance (3).


Le tournage fut éprouvant pour tout le monde, du fait de l’isolement, mais aussi des difficultés de communication liées à la présence d’une équipe japonaise en plus de l’équipe anglo-saxonne : Boorman devait sans cesse reprendre le jeu de Mifune, qui ne lui convenait pas, peut-être à cause des consignes qui lui étaient données par les Japonais, provoquant une grave crise au point que les producteurs vinrent sur le tournage pour proposer à Mifune de remplacer Boorman par un autre réalisateur ! Et Mifune de refuser, car il s’était engagé à faire le film avec Boorman, devant un verre de saké ! On ne plaisante pas avec l’honneur quand on est Japonais ! Ce qui produisit une fin de tournage épouvantable pour Mifune et Boorman, leurs relations ne cessant d’être exécrables… (4)


Les producteurs étaient un peu agacés, car Boorman n’avait qu’un début de scenario et s’appuyait beaucoup sur les improvisations de ses deux acteurs. Ils trouvaient aussi qu’il n’y avait pas assez d’action, et imposèrent deux scènes de combat, que Boorman intégra habilement dans son film sous la forme d’images mentales, celles de la peur fantasmée que put avoir chacun des deux personnages de sa propre mort. Ainsi, les deux hommes ne s’affrontent jamais directement, ce qui n’enlève rien à la haine qui les anime, bien au contraire. Une opposition binaire, simple en apparence, mais compliquée par la présence d’un troisième personnage, la nature hostile, cette île et cette forêt qui sont pendant un bon moment une menace davantage qu’une ressource. Dans cette relation triangulaire, finalement, à défaut de s’entretuer, les deux ennemis finissent par s’entendre, grâce à un but commun, malgré la barrière de la langue.


Le film pose ainsi la question de la rencontre, du choc des cultures : indépendamment de la fin du film, les « civilisations » peuvent s’entrechoquer, mais le résultat de cette rencontre n’est pas donné d’avance. Il peut être conflictuel, mais il peut aussi évoluer jusqu’à l’entraide et la collaboration voire une forme de d’entente, nouveau type de relation qui n’est toutefois pas à l’abri du surgissement de nouveaux éléments dans un contexte pourtant meilleur. Bref, il n’y a pas forcément de déterminisme dans la rencontre de deux individus, voire de deux cultures ou de « civilisations », n’en déplaise à Samuel Huntington.


Enfin, les producteurs refusèrent la fin proposée par Boorman, que je n’ai pas vue, mais qui devait avoir une autre gueule que ce pitoyable stock-shot qui interrompt brutalement le film et y met fin par un bombardement, le premier et dernier du film, d'ailleurs… Une fin franchement pitoyable qui, comme beaucoup de fins ratées, amoindrit fortement le goût resté en bouche. C’est dommage parce que le film est intéressant visuellement, par ses effets psychédéliques, par sa lenteur, excessive parfois, et par la qualité de sa photographie.


(1) http://mondocine.net/rencontre-avec-lillustre-john-boorman-a-loccasion-de-la-sortie-de-queen-and-country/#


(2) Voir l’intéressante présentation du film par Jean-Baptiste Thoret : http://www.dailymotion.com/video/xx89ka_duel-dans-le-pacifique-par-jb-thoret_shortfilms


(3) https://books.google.fr/books?id=KvxfXxASaLgC&pg=PT206&dq=duel+dans+le+pacifique&hl=fr&sa=X&redir_esc=y#v=onepage&q=duel%20dans%20le%20pacifique&f=false


(4) http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-john-boorman-2015-02-04

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le 15 nov. 2015

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socrate

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