DUNE – Critique du nouveau film de Denis Villeneuve


La construction d’une nouvelle saga culte



« Vive le cinéma ». Voilà ce qu’un spectateur a crié depuis la tribune du Grand Rex à Denis Villeneuve lors de l’avant-première ce lundi soir. Quelle meilleure déclaration d’amour au septième Art que cette grandiose adaptation de Dune ?


Depuis un peu plus de deux ans, je suis l’avancement de la production de Dune de très près. Après avoir dévoré les six volumes de la saga principale, et autres prequels et romans graphiques, l’annonce que Denis Villeneuve, metteur en scène formidable de Premier Contact, lui-même fan de la saga littéraire de Frank Herbert, allait être aux commandes de la production Warner Bros était déjà une nouvelle fantastique. L’annonce du casting, les premières interviews de fond dans le magazine Empire en septembre 2020, l’objectif déclaré de faire de Dune un véritable évènement cinématographique – à mi-chemin entre le film d’art et d’essai et le blockbuster de science-fiction – qui n’allait relater que la moitié du premier volume pour laisser de la place aux personnages et à la narration, la vision de Villeneuve, les premières images… Chaque étape, chaque nouvel élément augmentait mon attente devenue quasi-insurmontable avant le décalage de la date de sortie. Après deux années extrêmement laborieuses, le cinéma, français comme international, s’apprête à confirmer son grand retour grâce à Dune.


Ce long-métrage aura enduré des confinements, des décalages et un conflit idéologique entre son réalisateur et son studio, pour finalement sortir en France après une première mondiale ayant reçue des critiques dithyrambiques à Venise. En France donc, la terre du cinéma, où nous sommes si chanceux d’avoir un parc cinématographique dynamique et concerné, qui aura tout fait pour mettre en place des protocoles sanitaires efficaces et sécurisés en attendant la réouverture. En France, où HBO Max n’existe pas encore, où la culture cinématographique n’a jamais été qu’en légère hibernation, attendant ce petit coup de pouce pour repartir de plus belle. Après lundi, il n’y absolument aucun doute dans mon esprit que cet électrochoc, c’est Dune. Dans cette critique, je vais m’attarder sur le contenu plus que sur la forme, puisque je me pense plus pertinent en commentant l’adaptation du roman et son contenu plutôt qu’en analysant la dimension technique du film.


Note : cet article contiendra des spoilers sur le film mais aussi sur le livre, et les éléments non utilisés par Villeneuve. Avant de le lire, je conseille à toutes celles et ceux qui ne souhaitent pas connaître tous les détails de l’adaptation de lire le premier volume ou d’aller voir le film. ????



Comment adapter Dune ?



Dune est une montagne insurmontable : le mont Everest de l’adaptation littéraire. Si vous avez pu lire mes précédents articles, vous aurez compris qu’on y aborde dans ses pages une multitude de thèmes sans jamais sacrifier la profondeur et la qualité de leurs traitements. L’écologie, la religion, le pouvoir et le leadership, le progrès, la corruption… Dune est un recueil de fables à la morale éthique inégalée dans l’histoire de la littérature de l’imaginaire.


Olivier Cotte, dans le MOOK consacré à Dune et publié par les éditions L’Atalante, écrit que « le travail d’un scénariste adaptateur est souvent mal compris. Il est en particulier accusé de tant simplifier l’œuvre qu’il la trahit. […] » En effet, plusieurs problèmes d’envergure se dressent devant un projet d’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire : le respect du matériel d’origine, d’abord, sans lequel on ne peut espérer atteindre une certaine justesse dans le traitement du sujet. Ensuite, la transcription d’une forme écrite – beaucoup plus complète et détaillé – à un média visuel, qui doit incarner l’esprit d’un auteur et la vision d’un réalisateur en sons et images. Mais aussi la longueur : là où un lecteur mettra un mois à lire Dune, un réalisateur doit fabriquer un film de « seulement » deux heures et demie. Le Seigneur des anneaux, 2001, bientôt Fondation et La Roue du Temps, Game of Thrones… les tentatives se succèdent et rencontrent un succès souvent fantastique, même s’il est indéniable qu’elles délaissent certaines parties des univers littéraires qu’elles adaptent. D’autres échouent à honorer l’œuvre originale.


Une adaptation doit également être une interprétation, le ressenti d’une expérience, une patte artistique. Denis Villeneuve a choisi de mettre l’accent sur certaines dimensions de Dune. Adapter l’esprit, pas chaque détail croustillant de la narration de l’auteur. Lorsque l’on observe une œuvre comme celle-ci, il est difficile de ne pas comprendre et respecter ce choix. Une adaptation à la lettre ne serait probablement pas intéressante, puisque le principe même de la littérature de l’imaginaire est d’imaginer, de se laisser transporter par la vision d’un auteur et de laisser libre court à sa créativité. Si l’on s’en tient à cette dernière phrase, l’adaptation de Denis Villeneuve est strictement parfaite. Oui, des éléments importants du livre sont laissés de côté. Oui, le film en tant que tel n’est pas exempt de quelques très légers défauts, mais la profondeur de Dune est inadaptable d’une autre façon. Denis Villeneuve a trouvé la manière parfaite de respecter et d’honorer l’œuvre originale tout en incluant sa vision et son imagination débordante à l’environnement et aux personnages. Le film est authentique, grandiose. Si l’enjeu est de convaincre le public qu’il s’agit d’une vision nouvelle de Dune, c’est réussi.


Dans ses interviews, Denis Villeneuve affirme avoir été



« happé par la trajectoire de Paul Atreides, profondément ému par la
mélancolie liée à sa condition. […] Tout passe par Paul. »



. Son film reflète son expérience de lecture, son affection pour Dune. Centré exclusivement sur Paul, ce film est un chef-d’œuvre de développement de son personnage principal, incarné à la perfection par un Timothée Chalamet au sommet de son art. Plus encore, Denis Villeneuve a adapté à l’image des moments passés sous silence par Herbert, dont la narration au rythme très modéré oubliait à dessein les scènes de guerre et d’action. Ces quelques choix transforment son film et le rendent particulièrement accueillant pour celles et ceux qui n’ont jamais lu l’œuvre d’Herbert. Les fans seront satisfaits, les néophytes seront conquis : défi réussi ?



Le meilleur film de science-fiction du 21ème siècle ?



Une expérience cinématographique inégalée.


Je n’étais pas né lors de la sortie de 2001 et encore beaucoup trop jeune lors de la sortie du Seigneur des Anneaux dans les salles obscures. Mes films références sont trop proches de ma passion pour les comics pour être objectifs quant à leur qualité réelle. Néanmoins, j’ai eu l’impression de vivre quelque chose de spécial en visionnant Dune, quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis 1917 et Mad Max Fury Road : assister à une projection grandiose et splendide. Le pari de faire de ce film une expérience hors du commun est tenu. La musique, les effets visuels, les décors et costumes viennent soutenir une réalisation et une cinématographie / photographie dignes des meilleures productions de ces trente dernières années. Greig Fraser, directeur de la photographie sur ce film (reconnu pour son travail sur Rogue One, The Mandalorian, et bientôt pour The Batman), se surpasse aux côtés de Denis Villeneuve, qui prouve une nouvelle fois son génie de metteur en scène. Le film est magnifique visuellement, puissant et chargé d’émotions. Villeneuve surclasse les autres maîtres modernes du genre comme Christopher Nolan ou les productions Disney/Marvel. Une expérience à vivre seulement au cinéma, dans la plus belle salle que vous pourrez trouver (IMAX ou Dolby Vision conseillés ????).


De plus, la connexion émotionnelle que j’entretiens avec Dune a vraiment fait de cette séance l’une des plus mémorables de ma vie. Après tant d’attente, voir enfin à l’écran mon univers fictif favori, sur lequel j’ai lu et écris tant de choses, est une expérience absolument extraordinaire.


La musique, Hans Zimmer au top de sa forme


Encore une star dans l’équipe de production, Hans Zimmer, habitué des superproductions chez Warner (chez Nolan notamment), qui nous signe une bande originale phénoménale, percutante, viscérale, qui accompagne avec brio la puissance de la mise en scène de Villeneuve. C’est l’association de ces deux variables qui nous bouscule pendant la totalité des 2h35 de projection. Inoubliable.


Effets spéciaux / Visuels / Costumes et décors


Comme je l’évoquais dans l’un de mes premiers articles, c’est assez surprenant de constater à quel point l’univers de Dune a inspiré d’autres grandes œuvres de science-fiction du 20ème siècle et d’aujourd’hui. Alors, après avoir vu et revu Star Wars, après avoir visionné les travaux de Lynch et Jodorowski, après tous les films ultra-créatifs de Nolan, après l’exploration universelle des films Marvel, comment créer un environnement original et percutant ? Denis Villeneuve l’a fait, sur Arrakis, Caladan, Giedi Prime et Salusa Secundus. Toutes les planètes, les villes, les familles et les tribus ont une identité propre, qui colle parfaitement à leur description littéraire. L’adaptation des visuels et de l’ambiance de chaque scène aux personnages est également magistrale : la noirceur des Bene Gesserit, la froideur glaçante des décors Harkonnen, le confort des décors Atreides, l’authenticité d’Arrakis… Chaque environnement a sa propre identité, et le film navigue entre chaque sans effort. Comme je l’ai déjà dit, la photographie est incroyable, et le montage n’est pas agressif. On retrouve ici les caractéristiques du cinéma de Villeneuve, similaire à ce qu’il a réalisé dans Premier Contact et Blade Runner 2049 : le grandiose et l’échelle des environnements associés à l’intimité des personnages.


Des performances d’acteurs puissantes : Chalamet, Momoa, Bardem et Ferguson


L’un des points de satisfaction majeurs de ce film est l’incarnation des personnages par leurs acteurs. Timothée Chalamet est stratosphérique en Paul Atreides. Son chemin de Caladan à Arrakis, sont fatalisme, la découverte de ses pouvoirs, du rôle qu’il aura à jouer dans l’avenir de l’univers… Ce poids et cette noirceur se ressentent à travers le jeu de Chalamet. Le film étant centré sur Paul, l’acteur est sans cesse mis en avant, et ne déçoit jamais le spectateur.


Le supporting cast est également un quasi sans fautes. Jason Momoa profite de l’importance surprenante accordée à Duncan Idaho pour se surpasser et se détacher brillamment de ses stigmates, en jouant un mentor fidèle et dévoué à sa maison, qui aime profondément Paul. C’est en partie grâce à lui et Josh Brolin, incarnant un Gurney froidement réaliste, que nous saisissons les valeurs de la maison Atreides, et que notre cœur se serre lors de sa chute. Momoa, Brolin et Rebecca Ferguson sont les trois stars qui tirent leur épingle du jeu. Autre incroyable source de satisfaction, qui m’emplit d’espoir pour la suite : Javier Bardem en Stilgar, qui capte la lumière dans chaque scène où il apparait. Bien évidemment, certains choix narratifs empêchent certains autres personnages de rayonner dans le film. Mais si on considère le parti pris de Villeneuve de mettre l’accent sur Paul, tous les acteurs et actrices qui gravitent autour de Timothée Chalamet excellent.


Un « Prologue » fabuleux pour les néophytes, un thème principal pertinent


L’incipit du roman n’est pas le début du film Dune. Denis Villeneuve, dans son prologue, introduit rapidement et efficacement les néophytes à l’univers de Dune, en restant plus longtemps sur Caladan, berceau des Atreides. Quelques dialogues inspirés mais inédits viennent nous faire comprendre les enjeux politiques à venir, et introduire le propos principal du film : le rôle d’un leader et les dangers du pouvoir. Dans tout le film, le personnage de Paul se voit confronté au destin qu’on prépare pour lui. Leto, les Bene Gesserit et leurs plans secrets, ses visions et les Fremen : Paul subit les évènements sans jamais pouvoir tenter de les contrôler, et c’est ce qui rend sa détresse si attachante. Villeneuve a axé son film sur l’un des thèmes majeurs de la saga de Frank Herbert : le pouvoir et le leadership, soutenu par la religion, second grand thème présent dans Dune. A travers Paul, nous nous retrouvons propulsés dans un conflit politique et psychologique universelle duquel nous ne savons que ce que les personnages savent. Les complots et la trame nous échappent légèrement, et c’est ce qui fait le succès du scénario. Le mysticisme et la religion viennent apporter cette dose de mystère qui rend le tout passionnant. Pour plus d’informations sur le traitement de ces thèmes dans Dune, je vous renvoie à mon second article ????.


Le rendu des visions de Paul


Les visions sont des leviers narratifs très fréquents en science-fiction. Néanmoins, celles de Paul sont retranscrites brillamment par Villeneuve, qui sème les graines de la suite de son univers cinématographique grâce à elle. Ce film respecte le roman dans le sens où la préfiguration est maîtrisée à la quasi-perfection. Le don de prescience de Paul, sa sensibilité au spice, le culte de son futur rôle de messie et de guide spirituel, est entretenu par ses visions, les fremen, mais aussi par les Bene Gesserit et sa propre mère, Jessica. Très rapidement, nous comprenons que le destin de Paul est singulier et à chaque évènement, son statut change et prends du poids. L’impact des visions et leur représentation visuelle est encore une preuve que Paul est le personnage le mieux joué, écrit et réussi du film. C’était un challenge important, mais Villeneuve a su trouver le moyen, en centrant son film sur lui, d’y arriver.


La représentation des Bene Gesserit


L’un des points qui m’a le plus satisfait dans le film est la représentation des sœurs des Bene Gesserit. La mère supérieure est intimidante, effrayante, l’utilisation de la voix est glaçante et le spectateur sent immédiatement le danger associé à son pouvoir. Les thèmes musicaux, proches de thèmes religieux, sont également inquiétants, et correspondent à la qualité d’adaptation des environnements et des thèmes à chaque faction de l’univers de Dune. Nous avons pour l’instant peu vu l’impact réel des Bene Gesserit sur les événements, puisque leurs plans eugéniques ne sont pas réellement expliqués, même si nous apprenons qu’elles ont implantés dans l’esprit des fremen un mythe du messie il y a des centaines d’années.


L’annonce d’une série HBO dédiée à l’ordre saura probablement nous en révéler davantage. J’aime tellement les Bene Gesserit – que je considère comme les personnages les mieux construit de Dune – que j’aurais aimé avoir davantage d’informations sur leur rôle dans l’univers.


La représentation des Fremen


De même, les Fremen sont vraiment mis à l’honneur dans le film, et c’est une excellente chose. D’abord une menace, puis de potentiels alliés, on comprend très rapidement pourquoi le peuple natif est l’atout stratégique parfait des Atreides. Ensuite, nous comprenons progressivement que les Fremen ont un rôle prédominant à jouer dans l’avenir de Paul, puis dans l’avenir de la planète tout entière. Oui, Zendaya est absente du film en dehors des visions de Paul, mais c’est tout à fait normal. Stilgar laisse planer l’ombre des Fremen pendant toute la durée du film, Kynes, même si je reproche beaucoup de choses à son traitement, a au moins le mérite d’assurer un présence Fremen concrète pendant toute la durée du film. Leur identité visuelle est également sensationnelle, les stillsuits, leur culture est justement représentée… Un succès à tous points de vue.


Omissions sensées : smugglers et les tribus fremen


Quelques omissions de Villeneuve restent des sources de frustration à l’issu du visionnage (voir ci-après). Pourtant, certaines ont beaucoup de sens. Tous les éléments narratifs du roman qui ne permettent pas de mieux comprendre l’histoire ont été identifiés et laissés de côté par le réalisateur, ce qui est un choix très intelligent. Villeneuve ne s’est pas encombré des smugglers, de Tuek, des scènes entre Jessica et Leto qui auraient pu ralentir le rythme imposé au scénario. Les scènes de Gurney sont réduites à son rôle de conseiller, de maître de guerre, et même si la poésie associé au personnage s’absente du film, ce choix est pertinent. Quant aux choix de donner davantage d’importance à d’autres personnages du film, comme Duncan Idaho, ils sont finalement très réussis. L’absence de la Guilde, d’Ix, des Fenring, tout cela est parfaitement acceptable dans la mesure où ces éléments ne s’intègrent pas immédiatement au reste de l’univers dans le volume 1. L’Empereur et Irulan n’apparaissent pas, et bien qu’ils auraient pu être aperçus au moment de la mobilisation des Sardaukar, leur absence construit leur mythe et leur puissance.


En bref, beaucoup de sacrifices et d’ajustements scénaristiques ont été fait dans ce Dune, puisque le parti pris de se focaliser sur Paul l’imposait. Néanmoins, Villeneuve et l’équipe d’écriture ont réussi à identifier les éléments les plus importants et à analyser les conséquences de leurs choix sur leurs personnages. Même si des omissions restent légèrement déplorables, le film reste une merveille de construction narrative, ce qui est souvent très rare dans les blockbusters de science-fiction, notamment ceux adaptés de littérature.


Le spice et les sandworms - Scène du spice harvester


Petit a parte sur une scène absolument géniale du film : la destruction du spice havester par un ver après que Leto a pris la décision de sauver l’équipage. Très révélatrice et très longue dans le roman, cette scène est adaptée à la perfection dans le film. Le dialogue entre Kynes, Leto, Paul et Gurney dans l’ornithopter, le comportement de Leto, qui place ses hommes au-dessus du spice, à la grande surprise de Kynes, la confiance des hommes en Leto, la vision de Paul… Tout s’enchaîne parfaitement. Le spice est d’ailleurs assez bien traité dans le film. Même si ses clés de compréhension n’apparaissent pas immédiatement, on comprend bien que cette ressource symbolise le pouvoir, et que son contrôle assure à son maître une santé économique et politique quasi-immédiate. Contrairement à la symbolique de l’eau, qui n’est pas très bien abordée dans le film (voir critiques), le spice et les sandworms sont plutôt intéressants, et permettent de comprendre l’équilibre de l’écosystème d’Arrakis.


En conclusion, ce film est sans aucun doute un chef d’œuvre de cinéma de science-fiction. Il maîtrise tous les codes, domine tout ce qui a été fait auparavant visuellement et émotionnellement, et adapte avec brio son roman d’origine. Villeneuve et Chalamet forment un duo gagnant à tous points de vue, et j’ai hâte d’assister à la suite de ce premier volet plus que prometteur.



Quelques sources d’incompréhension : des reproches à relativiser



Toutes les remarques qui vont suivre – j’en ai conscience – peuvent être considérées comme des critiques de puriste, qui n’enlèvent rien à la qualité du film de Denis Villeneuve. Seulement, en ayant dévoré les pages du premier volume, je ne peux que regretter certaines omissions qui auraient selon moi mis davantage en valeur certains personnages, et donné plus de sens, de suspense et d’enjeux au déroulement du scénario. Deux grands thèmes / intrigues du roman ont été sacrifiées par Villeneuve : l’écologie et la déstabilisation politique de la maison Atreides de l’intérieur.


Je l’ai déjà évoqué, certaines omissions sont parfaitement compréhensibles. Il était difficile d’inclure les smugglers et les différentes tribus Fremen dès le premier volet, il était impossible de traiter tous les thèmes sur un pied d’égalité, c’est pourquoi des sacrifices ont été effectués. Villeneuve a fait de Paul sa priorité absolue, ce qui est complètement acceptable. Pourtant, deux des sacrifices du réalisateur m’ont un peu gêné. Il s’agit en effet de scènes cruciales à la compréhension de l’échelle du conflit à l’œuvre entre les Harkonnen, l’Empire et les Atreides, mais aussi des scènes qui auraient pu développer des personnages manquant légèrement de substance dans le film. C’est d’ailleurs en réfléchissant à ces scènes que je me suis rendu compte à quel point Dune était difficile à adapter sur grand écran. Je trouve sincèrement que le film de Denis Villeneuve est fantastique, honore le roman, adapte avec brio ses personnages et sa trame, mais en me penchant sur ce qui a été mis de côté, je ne peux que réaliser qu’il aurait été impossible de tout inclure. Ces points négatifs n’en sont donc pas vraiment, mais reflètent la difficulté d’adapter la saga.


La trahison de Yueh et la déstabilisation politique des Atreides survolée.


La première scène cruciale qu’il m’a vraiment manqué dans le film est liée à un manque de construction narrative autour de la trahison du Dr Yueh. Dans le film, l’accent est mis sur la trahison de l’Empereur, s’alliant avec les Harkonnen pour détruire Leto. On parle donc d’une échelle politique universelle, alors que l’action, les conséquences concrètes de ces complots sur Arrakis et dans la famille, sont passées sous silence ou survolées. Dans le roman, lorsque le lecteur apprend qu’il y a un traître chez les Atreides, la tension ne fait que grandir jusqu’à son apogée et la révélation tonitruante que Yueh est le traître. Nous sommes amenés à soupçonner tout le monde, sans jamais avoir de certitudes, puisqu’après avoir appris à connaître les personnages, il nous semble tout bonnement invraisemblable que quiconque pourrait trahir Leto, tant l’honneur et la loyauté sont des valeurs chéries par les Atreides. Le baron et son mentat Piter orchestrent tout depuis les ombres, en tirant les ficelles : ils font naître des rumeurs, sèment le doute chez les généraux de guerre Atreides, à la foi pourtant inébranlable envers leur clan, en accusant Jessica de trahison envers Leto. Duncan Idaho accuse Jessica en public (une autre scène absente du film), mais la scène la plus importante est le dialogue entre Thufir et Jessica dans la réserve écologique du palais. Une scène où le lecteur perd tout soupçon envers Jessica, tant elle montre sa force mentale et sa dévotion au duc face à un Mentat vieillissant et totalement berné par les Harkonnen, montrant ses premiers signes de faiblesse en perdant du temps à accuser Jessica, alors que la véritable menace se développe dans son dos. Dans le film, la trahison de Yueh n’a pas vraiment d’impact, puisque quasiment rien n’a été préparé pour que le spectateur s’attende à une trahison. De plus, Yueh n’est pas rendu particulièrement attachant ni important, et le fait que ce soit lui en particulier est anecdotique, alors que le roman nous répète pendant des pages et des pages qu’il est impossible que Yueh soit le traitre à cause de l’éthique et du conditionnement de l’ordre des médecins dont il fait partie. Villeneuve a donc choisi de sacrifier cette sous-intrigue pour privilégier le destin de Paul.


Encore une fois : compréhensible, mais ce choix a plusieurs effets négatifs sur certains personnages :


-Le Baron Harkonnen : le grand méchant du film, bien que visuellement réussi, bien qu’intimidant, inspirant le dégoût et le mépris, corrompu jusqu’à l’os, est finalement assez absent. On ne sent rend pas compte pendant le film que le baron est extrêmement intelligent, un sociopathe calculateur sans pitié, qui manipule tout ce qu’il peut contrôler. L’absence d’une scène de dialogue avec son Mentat Piter – anecdotique dans le film – où il présente ses odieux plans pour renverser la maison Atreides, où il promet Jessica à Piter après la capture de la Bene Gesserit, heurte son potentiel narratif, et le choix de sacrifier l’intrigue autour de Yueh et Jessica ne permet pas au baron se montrer tel qu’il est vraiment. Une autre scène manque à l’appel : les plans du baron avec Feyd (absent) et Rabban (joué par Dave Bautista, trop présent ?). Comprenez bien que le baron Harkonnen fait partie des méchants les plus cruels de l’histoire de la littérature, mais qu’il pêche par avarice et excès de confiance en ses propres capacités intellectuelles. Imbus de lui-même, on ne se rend pas assez compte dans le film de l’étendue de sa cruauté et de son machiavélisme. Il calcule tout, tout le temps, et est à lui seul la cause de la chute des Atreides.


-Jessica. Jessica est le personnage féminin le plus fascinant de la saga Dune dans les trois premiers volumes. Même si elle aura l’occasion de briller dans la suite de Villeneuve, j’ai trouvé qu’elle était présentée comme une femme systématiquement vulnérable, effrayée par les évènements et le futur, qu’elle subit au lieu de l’accompagner. C’est effectivement le cas dans le roman, mais pas à ce point. **Grâce à certaines scènes omises dans le film, on se rend compte dans le roman que Jessica est incroyablement puissante mentalemen**t. Sa seule source de vulnérabilité est son amour pour Leto puis pour son fils, qui la pousse à défier son ordre. Rebecca Ferguson, en quelques regards, m’a rassuré sur l’existence de cette force dans son personnage, notamment dans le dernier acte, mais je regrette que Jessica n’ait pas montré son potentiel avant cela. Son rôle dans ce premier volet a été réduit à un soutien de Paul, lui apportant des réponses et lui révélant la vérité sur sa condition, mais en aucun cas n’est-elle un moteur du scénario, dommage.


-Leto. Oscar Isaac n’y est pour rien, il joue avec brio le père de Paul, respire le charisme et apporte une aura quasi-divine à la maison Atreides, dès ses premières scènes. Mais il doit être admis que le duc Leto manque de substance, à cause du sacrifice de l’intrigue autour de la potentielle trahison interne qu’il s’apprête à subir. La tentative d’assassinat de Paul n’a qu’un impact très faible sur lui à l’écran, alors que c’est dans le roman le déclencheur de sa méfiance et le point de départ de sa chute. Leto apparaît comme étant dépassé par les évènements, ce qui est tout à fait juste, mais une nouvelle fois peut être un peu trop. Paul surclasse son père dès le début du film, tant en termes de responsabilités qu’en terme de poids dans le scénario.


Pour finir sur ce point, l’absence d’intrigue et de thriller autour de ces complots a selon moi créé l’impossibilité pour Villeneuve de révéler aux spectateurs que Jessica est la fille du baron, et que Paul est donc un Harkonnen, à cause des plans d’eugénisme des Bene Gesserit. Paul l’apprend dans une vision et le révèle à sa mère lorsqu’ils sont exilés dans le désert. Villeneuve aurait pu inclure cette révélation tonitruante, mais quel aurait été l’intérêt ?


Puisque la rivalité et la guerre psychologique entre Atreides et Harkonnen n’a pas été adaptée, ce n’était pas réellement intéressant de le faire, et c’est dommage. En bref, cette intrigue ne heurte que très légèrement le film, puisque sa seule véritable conséquence est de diminuer l’impact et la profondeur de quelques personnages. Mais tout de même, alors qu’on aurait pu faire du baron et de Jessica des personnages au moins aussi capitaux que Paul, ils se retrouvent diminués par l’omniprésence de l’héritier des Atreides.



L’écologie, grande absente du film



Alors que je peux pleinement excuser Villeneuve pour l’omission précédente, je comprends difficilement l’absence totale de traitement des enjeux écologiques dans l’univers de Dune. Thème majeur de la saga littéraire, le débat écologique n’est jamais abordé dans le film. L’utopie Fremen portée par Liet Kynes, la terraformation de la planète, l’avenir d’Arrakis en tant qu’écosystème… tant d’éléments oubliés et très faiblement incarnés par les personnages. Bien sûr, je m’attends à ce qu’il soit traité dans la deuxième partie, une fois que nous verrons Paul évoluer aux côtés des Fremen, mais l’exploitation de Liet Kynes et de la problématique écologique est le seul véritable problème du film. Plusieurs éléments manquent à l’appel : le conservatoire naturel du palais, seul bastion de Nature luxuriante d’Arrakis, le dîner organisé par Leto et la présentation des grands projets de Kynes devant tous les personnages de pouvoir d’Arrakis, qui présage que la planète aride pourrait devenir un oasis grâce aux projets de terraformation du planétologiste de l’Empire, dont l’allégeance est en réalité fremen. Même si Kynes garde les plans fremen secrets, le dîner est un tournant dans le roman, et préfigure une grande partie de la mission de Paul en tant que guide messianique. La réception est également un moment politique et social important pour Paul, qui prend la place de son père à la table lorsque ce dernier doit partir s’assurer de la sécurité du palais, et assume officiellement pour la première fois son rôle d’héritier de la maison Atreides.


Liet Kynes est réduit à un simple rôle de représentant fremen, quasiment au même titre que Stilgar, alors que Kynes est en réalité le personnage le plus important de la dimension écologique de Dune. Dans le roman, sa mort est incroyablement poétique, pris de folie après avoir dialogué avec son père disparu - premier planétologiste de Dune - perdu dans le désert qu’il souhaite transformer, prisonnier de son utopie. « Planétologiste » est d’ailleurs un mot effacé par Villeneuve, qui lui a préféré le mot « écologiste » pour rappeler que le thème existait. La mort de Kynes, donc, devait être chargée d’émotions et de sens, puisqu’il pense que son rêve ne sera jamais atteint, qu’Arrakis ne pourra jamais aller au-delà de sa condition actuelle. Une mort pleine de désespoir et de tristesse. Dans le film, assassinée par derrière par trois Sardaukar, Kynes finit comme elle a commencé : anecdotique.


Je pense que l’écologie sera l’un des thèmes majeurs du deuxième film, c’est la raison pour laquelle je relativise cette omission. Pourtant, le personnage de Liet Kynes méritait beaucoup mieux, et l’écho actuel de la question écologique dans notre société m’avait persuadé que j’allais voir le thème traité dès le premier film. Il faudra donc attendre.


Problème de rythme dans le dernier acte


J’ai noté un léger problème de rythme dans le dernier acte du film, à partir du moment où Jessica et Paul sont seuls et doivent retrouver les fremen. On retrouve en réalité le rythme initial du film, après des scènes de guerre grandioses. Pourtant, j’ai trouvé que la scène du combat contre Jamis était de trop.



Conclusion



Allez voir Dune. C’est un film incroyable et une adaptation très satisfaisante d’un monument de la littérature de science-fiction. En plus d’être un film marquant, c’est une expérience spéciale à vivre exclusivement au cinéma, dans la meilleure salle que vous pourrez trouver. L’avenir nous dira s’il sera considéré comme un chef d’œuvre, mais une chose est sûre : le pari est tenu, et le cinéma est définitivement de retour. Denis Villeneuve se surpasse et s’affirme comme le plus grand réalisateur des quinze dernières années, Timothée Chalamet explose enfin auprès du grand public, Hans Zimmer est au sommet de son art. Il n’y a que des points positifs à cette production. Vous allez en prendre plein les yeux et les oreilles pendant plus de deux heures trente, et vous sortirez de la salle bouleversés. Vivement la deuxième partie, et vive le cinéma.


Autres articles :


Pouvoir et leadership dans Dune :
L'écologie dans Dune
De la science-fiction

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le 12 sept. 2021

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