J'ai eu une vision. J'ai vu l'aube du Nouveau Cinéma se déployer dans l'ombre portée de quatre caractères étirant leurs formes arrondies, parfaites, sur la pleine largeur d'un écran imax. J'ai vu un nom, le nom glorieux des descendants d'Atrée, s'emparer d'un blanc-bec aux allures de grande gigue mollassonne pour le changer en messie charismatique. Menant ses pas sur une terre ensablée peuplée d'indigènes dont les leaders seulement parlent avec l'accent métèque, il saura très tôt que la destinée de l'univers lui est confiée, il devra en saisir les rênes afin de le chevaucher sous la forme d'un lombric géant. J'ai vu, enfin, des acteurs jouer à être des acteurs qui jouent des personnages. Et quels personnages ! Ceux du roman mythique de Frank Herbert, Dune ! Bon, certains sont un peu transformés ou même absents (cf. critique de ccmc) mais au diable la fidélité pointilleuse, vive l'art de la pointe, le pointillisme du bon point.


Oui, car j'ai vu les points s'accumuler sur la route oscarisable de Denis Villeneuve aussi sûrement que Paul le messianique blanc-bec taille la sienne à coups de lame dans le corps de ses ennemis. Ralentis évocateurs, musique qui fait pouiiiiiin et aaahhhh... très fort, tout le temps, extraordinaires acteurs qui parviennent à se faire reconnaître derrière des costumes tout sombres (Rampling), des maquillages de gros magot méchant (Skarsgaard) ou... des yeux bleus (Bardem). Il ne manque rien, non. Mais j'ai vu plus encore : l'inexorable triomphe d'un art qui peut se livrer sans réserve aux grandeurs épiques. Car la platitude illustrative du film (platitude qui le signale moins comme adaptation que comme "passage obligé" - nécessaire au règne du tout-à-l'image) n'est pas la marque d'un défaut mais au contraire d'une réussite. Tout est voulu, défini, accompli, c'est le postulat de ce nouvel art pompier : le film adhère naturellement aux platitudes qui le composent et ses grands à-plats numériques se posent sans effort ni profondeur sur les écrans aux dimensions du désert ou du vide interstellaire qu'ils sont censés habiter (à l'image de ces vaisseaux traversant l'espace comme des matous qui vont pisser au fond du jardin). Il y a presque une évidence pompière de l'image ; un peu comme cette épice qui se mélange au sable, mince pellicule à peu près invisible ramenant la substance à la substance, indivisible et une, la représentation dans son esthétisme contemporain (ne retenant de l'image qu'un signe autosuffisant) ne laisse pas beaucoup de place à l'incarnation, au mystère, notions trop fumeuses pour être utiles à la grandeur ; certes les acteurs ont parfois l'air grotesque que donnent ces filtres qui augmentent l'image, qui les font ressembler à des petits animaux familiers qui nagent ou volent au milieu de ciels et de mers démesurés. On voit bien qu'ils se sont contentés de franchir la porte du studio. Mais c'est pas grave, ça n'arrêtera pas les palmes.


Car tout pénétré de la grandeur de sa tâche, et défiant tous les obstacles, le grand réalisateur accomplit son rêve messianique : combler les idolâtres qui n'aiment rien tant que la redondance : pouvoir représenter ce que l'on aime au point de vouloir le représenter, voilà qui suffit à vous inspirer des rêves de grandeur. Et la grandeur est à votre portée à condition de conserver une vraie humilité ! Foin de toute surenchère, respect absolu (enfin presque) du matériau, et puis gentiment, doucement, tenir la menotte toute chaude du spectateur pour qu'il ne se perde pas dans une histoire compliquée, car il ne peut pas comprendre, face à toute cette grandeur, ce ne serait pas humain. Il faut plutôt ressentir : c'est grand et c'est beau quand on sent bien que c'est grand et c'est beau (c'est une fois qu'on a senti qu'on peut comprendre). Oui, c'est un grand livre, et je suis modestement le grand réalisateur qu'il faut, pour abonder tes nuits, oh misérable spectateur, oui, les abonder en représentations oscarisables auxquelles seul le pouvoir (et l'argent) du cinéma donne accès.


Mais que vois-je, malgré les tentatives pour introduire un peu de diversité dans le casting, la belle entreprise ne souffrirait-elle pas d'une épine dans son pied ? C'est un infamant soupçon de colonialisme qui pèse sur elle, sur cette histoire de messie blanc venant libérer une peuplade du désert. Ça pue l'orientalisme à plein nez. Ça tombe bien, l'art pompier adore ça. Quoi que non, ça ne tombe pas bien, mais d'un autre côté fallait il s'en étonner ? A force d'étaler ses couches d'à-plats stéréotypiques sur tout sujet aspirant à l'illustration édifiante, l'art pompier est rattrapé par le fonctionnarisme représentationnel (nouveau phénomène politique). Des hordes de spectateurs prenant au pied de la lettre le commandement identificatoire envoyé par le dieu de l'image crieront à l'inéquité de représentation et voudront réclamer leur dû. Ils viendront malicieusement dénoncer l'hypocrisie et le racisme dissimulés derrière les nobles ambitions de l'art pompier et ils auront bien raison. Car les académiques sont ainsi faits qu'ils craignent plus que tout les procès de l'opinion publique ; sur les questions de morale, il faut être blanc comme neige... euh, non, ah zut, l'expression est mal choisie, il ne faut pas faire de vagues (sinon adieu la grandeur). Bon jusqu'à présent ça ne s'agite pas trop (à part ce billet outre Manche il y a un petit moment). On verra aux oscars, en attendant, croisons les doigts (et relisons Frank Herbert).

Artobal
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le 22 sept. 2021

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Artobal

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