Si ce n'était l'accent des personnages, on mettrait un certain temps à situer sur la carte cette insolite balade réunissant un cambrioleur et sa victime le long de routes désertiques qui traversent d'immenses forêts ou des plaines à perte de vue au volant d'une Chevrolet. Toute une série de références : le road-movie, la voiture et les grands espaces qui renvoient directement à toute une mythologie américaine. Même s'il fait le commerce plus ou moins licite de grosses cylindrées d'outre-atlantique, Yvan, la quarantaine bourrue, barbue et ventripotente, est tout ce qu'il y a de plus belge, et plus précisément wallon. Tout comme Elie, un jeune junkie, qu'il surprend un soir sous son lit en plein cambriolage. Plutôt que de lui casser la figure ou d'appeler la police, Yvan décide de prendre le voleur drogué en charge et accepte de le ramener chez ses parents.

S'ensuit donc une drôle d'errance, d'abord largement déjantée et absurde avant qu'elle ne se teinte de noirceur et de déprime. Pour ce qui est de la partie décalée du film, on pense beaucoup aux univers chers à Kaurismaki, mais aussi aux compatriotes du réalisateur Bouli Lanners - qui campe Yvan - : Benoît Delépine et Gustave Kervern chez qui il a déjà fait plusieurs fois l'acteur. Le même goût pour mettre en scène des gugusses étranges : un collectionneur de voitures sous lesquelles des gens se sont jetés et suicidés, un chauffeur de camping-car nu comme un ver se présentant comme...Alain Delon, des vendeurs de hot-dog à l'ombre d'une pile de pont. Des vignettes truculentes qui ne préparent guère au revirement opéré par Eldorado en son milieu, soit une très belle scène avec la mère d'Elie - personnage que l'on croirait tout droit sorti d'un film de Bruno Dumont. Dès lors, le film s'imprègne d'une humanité et d'une profondeur inattendues qui modifient le regard porté sur le curieux duo.

La relation qui s'installe entre Yvan et Elie - qui tient, on le comprendra au cours du périple, d'un rapport père-fils pour l'un, d'un lien fraternel pour l'autre - est plus suggérée au détour de discussions oiseuses et futiles, où chacun veut toujours avoir le dernier mot, qu'à travers un réel approfondissement proposé par le cinéaste. Qui nous laisse libre en conséquence de remplir les longs silences qui rythment également le déplacement, qui peut être perçu comme une parenthèse, une sorte de rencontre imprévue qu'il serait angélique de nimber d'une magie prolongée et bienfaitrice.

Commencé en pleine nature, belle et lumineuse, filmée en cinémascope et en plans larges - où Bouli Lanners, peintre par ailleurs, déploie tout son sens du cadre - Eldorado réinvestit petit à petit l'espace urbain et industriel, celui des cités en brique alignées et des immenses complexes pétrochimiques crachant des fumées nauséabondes.
Volontairement raccourci, le deuxième film de Bouli Lanners est une invitation poignante à prendre les chemins buissonniers sur lesquels il semble encore possible d'envisager une amitié improbable avec des êtres différents. Une certaine idée humaniste du décloisonnement et de l'ouverture portée par un joli petit film en quasi état de grâce qui prouve par la même occasion un amour indéniable du septième art.
PatrickBraganti
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le 6 août 2014

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