A perdue son âme et ça soulage

Avec Elle, Verhoeven calme ses ardeurs et une certaine folie des grandeurs, pour reprendre le portrait sarcastique d'une femme antipathique. Le plus souvent, le sarcasme est du côté d'Elle, orienté vers l'extérieur ; même quand il lui retombe dessus (par exemple lorsqu'elle a frôlée l'excentricité) il est encore complice, car malgré ses jugements tranchés Elle est soumise à l'objectivité. C'est de cette acceptation intégrale qu'elle tire sa force et toutes les qualités qui pourraient caractériser une personnalité optimiste. Et c'est de ce monstre glacé que vient l'essentiel de l'intérêt du film (adaptation de Philippe Dijan - un roman nommé Oh...), valable pour son ton et ses descriptions, son suspense émotionnel, son ombre comique ; moins pour sa mise en scène 'relâchée' et son habillage terne, quoique leur pertinence les rendent appréciables.


Malgré les humiliations Michèle (soit Elle par Isabelle Huppert) est toujours gagnante. Si elle prend des coups, sa surface imperméable les élude, ses réponses molles et mesquines désarment. Le film s'ouvre sur son viol mais cette mésaventure n'y change rien ; déjà elle est mal-aimable. Et puis elle a décidé de ne souffrir de rien, alors qu'y aurait-il à plaindre ? D'ailleurs ce n'est pas qu'une affaire de souffrance ou de résilience, elle s'est carrément conditionnée pour être aseptisée. Si au moins elle était heureuse de son triste sort, il y aurait quelque chose à corriger, à recomposer, mais décidément aucune accroche ne sera possible. Car la connexion de la cellule Michèle au monde extérieur est artificielle, ce qui permet d'ailleurs à madame d'être entreprenante à ses heures, quand il est nécessaire de quitter son agréable torpeur pour aller prendre, cracher son fiel ou intimider.


Les autres personnages lui offrent des tas de petits défis. Autour d'elle, les hommes sont souvent abjects ou pathétiques. Robert (le mari de son amie, presque un 'beau-frère' ou un concurrent) se comporte en porc insatiable et impatient. Pour lui elle se laissera baiser comme un cadavre ; une habitude pour l'actrice (voir le pourtant gentillet Les sœurs fâchées, où François Berléand s'échouait sur sa névrosée chérie). Son père est impliqué dans une affaire criminelle si terrible qu'elle est une référence des Faites entrer l'accusé (les extraits sont infidèles à la vraie émission, la façon de parler et présenter est plutôt celle de BFMTV) ; il croule en prison depuis l'enfance de Michèle, témoin de ses meurtres. Et surtout il y a ce fils crétin, écrasé, pressé, mené par une jeune connasse assertive et hautaine (avec ses moyens de brute), toujours prête à basculer dans l'émotion et à s'énerver ridiculement.


Ce garçon patraque elle en est largement responsable. Face à lui elle est plus une tutrice loyale qu'une mère. Elle deviendra également une fausse grand-mère, en jouant sur les tableaux adaptés ou coutumiers, sans trop s'investir et soit pour meubler soit pour compenser (elle essaie d'être aimable, d'avoir des réactions limpides, d'être affectée normalement ; puis la majorité du temps elle oublie). Avec ce niveau de cordialité il est logique qu'elle croie un peu à son « j'ai décidé d'arrêter de mentir », prétexte assorti lorsqu'elle balance une révélation destructrice, après avoir étalé de nombreux états d'âmes inadaptés. C'est un pur prétexte égoïste : dehors il sert à cogner et voir ce qui se produit, ce n'est qu'un bonus par rapport au ménage qu'il fait en soi et pour soi. L'autre a un semblant de justification 'morale' pour continuer à trouver une humanité potable à Michèle.


Avec ce film Isabelle Huppert a cumulées et recyclées toutes les facettes d'un certain personnage qu'elle traîne à l'écran depuis une vingtaine d'années, celui d'une femme sèche souvent au bord de la perversité (cette orientation tordue atteignant son paroxysme dans Ma mère de Honoré et La Pianiste de Haneke). La postière jouée dans La Cérémonie est le pendant déglingué et employé de ce qu'elle incarne dans Elle. Dans le film de Chabrol elle campait une 'victime' revendicatrice face à la société, souriante et vindicative, aujourd'hui elle est à la table des dominants, où elle s'est bien calée et triomphe en matière de suffisance ou de cynisme ripoliné.


Elle joue la demi victime consentante, se payant un plaisir douteux en encourageant son agresseur. En vérité, c'est une araignée autrefois moisie (elle a tellement dépéris qu'elle se trouve hissée dans un autre état, une mue où elle est nue mais inatteignable) qui a trouvé une proie dans son filet. Elle garde une stature forte aux yeux du monde, conserve la maîtrise de sa vie et une longueur d'avance sur son oppresseur – pas un ascendant, ne serait-ce que psychique. À terme elle doit le dominer par sa fourberie, avec le secours de cette fausse transparence odieuse. Cette Michèle est peu voire anti féminine. Elle est comme les vampires et les créatures dont on ne sait trop si elles sont d'une beauté anormale ou d'une laideur 'éblouissante' ; ces bêtes sourdement immondes, propres sur elles et mêmes 'cool' mais immédiatement plombantes, empêchant de penser ou d'être calculées, donc traitées adéquatement.


En faisant venir son ''bourreau'' pour la tirer de son accident Michèle emmène le film du côté de Crash (livre de Burroughs et adaptation par Cronenberg) ; pour l'appel dans ce contexte, la tension à la suite, puis les répercussions physiques avec son attelle, l'allure ; c'est l'infirme maîtrisant son jeu, jusqu'à la mort. Mais le grand trip de Michèle ce n'est pas de cramer sa peau et même les montées d'adrénaline ne l'excitent pas ; tout ce qui l'anime c'est ce désir d'empaqueter, gérer, éteindre. Elle pompe une sève, un bonheur, laisse au désarroi ; elle ramène au néant toutes les menaces ou les contrariétés. La grande faucheuse a trouvé une embaumeuse travaillant gratis, dans l'insouciance et le contentement. Une administratrice déjà pourvue de tout ce qu'elle voulait et même au-delà – facile pour un robot à l'âme sombre et aux vibrations minimalistes.


https://zogarok.wordpress.com/2016/12/26/elle-verhoeven/

Zogarok

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