Petite excursion dans l’espace-temps pour mieux se retrouver

L’effet d’éclairage projeté par les titres, avec leurs variations selon le pays de sortie du film, est assez incroyable et ce premier long-métrage de l’Espagnol Juanjo Giménez (18 avril 1963 -) le vérifie hautement.

Le titre français, « En Décalage », privilégie clairement le symptôme. En effet, une ingénieure du son, dont on ignore significativement le prénom mais qui nous permet de retrouver Marta Nieto, l’impressionnante héroïne de Rodrigo Sorogoyen dans « Madre » (2019), découvre qu’elle est atteinte de dyssynchronie, autrement dit qu’elle n’entend que dans l’après-coup les sons produits autour d’elle, tout comme les voix, y compris la sienne propre.

Le scénario, écrit par le réalisateur et par Pere Altimira, organise une méthodique progression dans le mal, dont on suit d’abord l’évolution avec l’héroïne, qui consigne ses mesures dans un petit cahier et observe l’allongement constant et quotidien du décalage perceptif. Évidemment, depuis l’avènement du cinéma parlant, les co-scénaristes tenaient là un sujet en or, qui permet un très intéressant travail sur le son, effectué par Oriol Tarragó et Dani Fontrodona. Celui-ci est tantôt restitué de façon réaliste, tantôt avec l’effet de décalage qui adopte le point de vue de l’héroïne, notamment juste après sa première visite à sa mère, Marga (Luisa Merelas). Ce sera aussi l’occasion d’un joli hommage au cinéma muet, avec une belle scène de projection d’un extrait du chef-d’œuvre russe « La Jeune Fille au Carton à Chapeau » (1927), de Boris Barnet.

La survenue d’un traumatisme et d’un deuil fait basculer l’aventure dans une dimension fantastique, le handicap s’accentuant tellement qu’il en devient pouvoir, puisque « C » - le générique la désigne ainsi - peut désormais percevoir les bruits et les conversations qui se sont produits en un lieu, même bien avant qu’elle-même ne s’y trouve à son tour. Cette transformation induit un nouveau rapport au monde et au temps : un effet de silence assez abyssal et donc d’irréalité au présent, en même temps que les voix et les bruits surgissant dans l’après-coup prennent un étrange aspect fantomatique, engendrant un nouveau trouble, encore accentué, dans le rapport au réel. Toutefois, ce « décalage » devenu hyperbolique et presque existentiel permet à C d’avancer dans sa recherche sur elle-même et les origines de son mal, puisque ce nouveau pouvoir fait d’elle une enquêtrice hors-pair. Une investigation qui placera sur sa route Iván (Miki Esparbé), un collègue de travail, et bientôt d’existence, et qui donnera lieu à une scène très créative de filature par le son, et donc, d’une certaine manière, de dialogue ininterruptible.

Le titre espagnol - « Tres » (« Trois ») -, autrement plus mystérieux et sollicitant, auprès du spectateur, projette directement son éclairage sur le dernier volet, aussi court qu’essentiel, puisqu’il se réfère explicitement à un fragment de dialogue. Visitant une nouvelle maison, C annonce à l’agent immobilier : « Nous serons deux, peut-être trois… ». Une mise en lumière qui invite le spectateur ibérique à comprendre que la clé se trouve dans cet ultime mouvement et que tout l’enjeu ne résidait pas dans un symptôme plus ou moins abracadabrantesque - quoiqu’existant réellement. Par le truchement de la très belle image de Javi Arrontes, esthétique, précise, mais sachant aussi se complexifier et devenir comme mentale, Juanjo Giménez nous a donc proposé une petite excursion dans l’espace-temps, sur les pas d’une héroïne qui devait tout simplement plonger vers sa propre histoire et vers ses origines, y compris régionales, pour mieux se retrouver, coïncider avec elle-même et se voir en mesure de passer du un au trois. Petits miracles naissant de la rencontre des mathématiques avec le psychologique et l’organique, et permettant que l’espace-temps s’oriente enfin vers le futur et que les fracas du passé ne se reproduisent pas.

Une réalisation exigeante, nouant étroitement fantastique et psychologique, mais qui contient plus d’une richesse et mérite de rencontrer son public.

AnneSchneider
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le 15 août 2022

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Anne Schneider

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