Ce n’est pas une enquête, mais un regard. Ce n’est pas la télé, mais du cinéma. Le début est trouble, la fin est noire, le tout est jouissant.
Enquête sur un scandale d’état, à la folie, au chaos.
Ce film parle d’une enquête. Stéphane Vilner, journaliste à Libé, s’enfonce dans les arcanes de la brigade des stups pour comprendre les agissements de Jacques Billard. Au milieu de tout ça, Hubert Antoine, ancien infiltré, un homme « avec qui il faut travailler avec méthode, parce que lui visiblement n’en a absolument aucune ». Ce film est une enquête. Ce n’est pas un scandale d’état.
Il faut disséquer le cadre, prendre le premier scalpel qui nous vient sous la main et découper toute la pellicule qui nous est rendue visible. Quel est le lien génétique entre ce film et n’importe quel polar ? Il n’existe pas. Rien dans ce qui fait Enquête sur un scandale d’état ne peut être rapproché d’une histoire classique de trafic de stup. Prenons ce que le film nous donne, et oublions-nous dans ses plans.
Enquête sur un scandale d’état tend à instaurer un flou sur ce qu’il déballe. C’est moins une enquête qu’un déploiement constant dans l’espace matériel et psychique de personnages dont il nous suffirait de dépasser l’écran pour pouvoir les toucher. Cela ne crée pas un film aux multiples rebondissements ne trouvant sa nécessité que dans une citation formelle de l’histoire sous forme de liste de courses, cela crée du concret. Comment puis-je croire à ce que raconte Hubert Antoine sur ces multiples trafics probablement orchestrés par l’État ? En croyant en l’existence d’Hubert Antoine, en croyant en l’existence de l’État, en croyant en ce monde où cette hypothèse peut se formuler. Ainsi, il faut toujours pouvoir déterminer clairement le lieu dans lequel se passe l’action, pour ensuite pouvoir s’imager un hors-champ. Quand Hubert Antoine et Stéphane Vilner discutent au bord d’un lac à Lugano, en Suisse, je saisis l’espace qui m’est présenté. À l’écran ne sont pas seulement présents deux êtres humains, on voit aussi des montagnes, un lac sur lequel flottent des bateaux, ou encore quelques maisons. Le cadre n’existe pas uniquement pour les personnages, qui sont des éléments de fiction, mais également pour tout ce qui les entoure. Le contexte spatial est rendu à l’écran tel qu’il est présent hors cinéma, tel qu’on pourrait le voir si nous nous promenons au bord d’un lac à Lugano, à mobylette dans les rues de Paris ou sur une plage au bord de Marbella. C’est la fameuse phrase de Roberto Rossellini, disant, en évoquant son esthétique, que « les choses sont là, pourquoi les manipuler ? ». Ici, particulièrement, pourquoi manipuler l’environnement quand les personnages sont déjà de grands manipulateurs ? Pour admirer un flou, il faut parfois rendre nets les contours.
Dans cet espace se meuvent des escrocs, des raclures, des putains d’humains. Des caractères peuvent être posés sur ces personnages fictionnels (bien qu’inspirés de réelles personnes) qui existent. La première séquence du film montre un homme qui se déplace dans une maison. Je ne connais pas son nom, mais je reconnais Roschdy Zem. Il ne fait que marcher, il ne dépend pas de la caméra, et quand on l’entend enfin parler, on ne comprend pas tout. On arrive au milieu d’une conversation téléphonique et cet homme n’articule pas entièrement, et il est bien là le cœur du film, ce qui le rend si viscéralement passionnant. Si je reconnais physiquement Roschdy Zem, lui ne me reconnaît pas, car il ne me voit pas. Jamais dans sa démarche ou dans son attitude il va jouer pour la caméra, ce personnage n’existe pas pour le spectateur mais pour lui-même et l’espace qui l’entoure. Il n’est alors pas question de comprendre, mais de saisir matériellement ce que cette caméra montre. Cette même caméra qui va toujours chercher de la distance avec les personnages, qui ne va jamais entrer dans leur intimité, cela est même proscrit. Nous voyons des gens qui existent, mais dont les deux heures de film ne servent qu’à épaissir le flou qui était visible dès la première séquence. Il ne faut donc pas trop s’approcher.
Alors, on peut regarder un pays.