Entre le ciel et l'enfer, dernier film noir de la carrière de l'immense Akira Kurosawa est un chef-d'œuvre absolu dans son genre, en plus d'être un film qui m'a personnellement conquis du début jusqu'à la fin. Je suis déjà un bon amateur des films noirs des Etats-Unis, mais finalement, le meilleur que j'ai pu voir à ce jour n'est autre que celui-ci. C'est bien simple, tous les ingrédients sont présents pour en faire un film inoubliable à tous les points de vue, que ce soit le suspense, le drame, l'humour, l'effet psychologique, le charisme des personnages, la présentation des classes sociales, l'énergie, les décors, la photographie, la musique, etc.


On peut commencer par évoquer le talent monstrueux de ce réalisateur de génie. La mise en scène est toujours d'une grande force esthétique avec un noir et blanc sublime avec des contrastes soignés. La manière dont les personnages sont disposés est millimétrée, ce qui donne un sentiment de perfection absolue termes d'organisation de l'espace. Oui, Kurosawa ne cesse de concentrer l'intérêt sur le centre de la scène pour ensuite porter toute l'attention et la tension autour de ce centre et vice versa. Il fait constamment ces jeux de va et vient en utilisant l'espace de manière horizontale. Les multiples plans séquences - dont le plus long s'élève à presque 10 minutes - renforce constamment le suspense et la profondeur des enjeux abordés.
Et que dire du jeu magistral des acteurs qui sont tellement bien dirigés et expressifs qu'on pourrait se passer des dialogues et comprendre tout de même les enjeux de chaque scène, et ça c'est très fort. C'est fort parce que Kurosawa réfléchit profondément ses films, il a une réelle idée de découpage de l'intégralité de ses séquences, de ses scènes, et le rend parfaitement visible à l'écran. Il disait lui-même s'imaginer chaque scène tournée en muet afin de voir ce que cela donnerait sans le moindre dialogue, et on voit le résultat à travers bon nombre de ses films, à savoir, qu'il a un sens du cadrage et de la photographie bluffant.
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On pourrait revenir sur de multiples séquences incroyables, mais on peut notamment citer celle du train, qui est sans nul doute l'une des plus grandes séquences de suspense que j'ai pu voir au cinéma. Tout est maîtrisé à la perfection jusqu'au moindre petit mouvement de caméra qui se faufile dans chaque recoin avec des vacillements magnifiques et des bruits parfaitement adéquats pour nous plonger dans une expérience sensorielle déroutante. D'une manière générale, le suspense est tenu à merveille dans ce film mais il serait réducteur d'en faire un film à suspense, car il dépasse largement son genre en ouvrant des thématiques plus larges comme les différences de niveaux de vie, le travail organisé de la police, ou encore le profil psychologique particulier du kidnappeur. La traque en elle-même est magistrale, elle ne tient pas uniquement au fait que le suspense soit bien géré, c'est ce qui fait à mon sens que ce film est un véritable chef-d'œuvre.
D'ailleurs à ce propos, cette traque est tellement réaliste, séduisante et claire que la police japonaise a salué la précision de Kurosawa dans la représentation de celle-ci. Dans ce film, on est donc constamment plongé entre réalisme et cinéma. Finalement, entre réalisme et sommet du septième art, car on sent à la fois une atmosphère de grand cinéma et une atmosphère profondément réaliste, ce qui donne une jonction parfaite de ce qu'on peut attendre d'un tel film.


Je l'ai rappelé très brièvement dans ma critique, mais les acteurs sont tous incroyables. Que ce soit Toshiro Mifune, toujours parfait dans n'importe quelle interprétation de son personnage (l'intensité de son jeu ne cesse de m'impressionner à chaque film), ou bien Nakadai, magistral lui aussi bien qu'il ait une position sans doute plus modeste mais des plus importantes tout de même, et aussi ce kidnappeur, qui pour le peu de temps visible à l'écran, est d'une justesse implacable. Tous les autres personnages tiennent évidemment leur rôle à merveille et participent de pieds fermes à l'éclosion de ce chef-d'œuvre.


Ce film est également un voyage qui gravite autour d'une enquête principale, en cela qu'il nous fait découvrir des décors magnifiques de certains coins du Japon, mais surtout, le film nous montre les différents niveaux de vie des individus au sein d'une même ville. En effet, on passe à la fois de la maison de ce riche patron industriel qui surplombe totalement le reste de la ville, aux bas-fonds terribles des quartiers de prostitution et de drogue. On est constamment entre le haut et le bas sur tous les plans et selon différentes perspectives, jusqu'à justifier ce magnifique titre assez fidèle au titre original en japonais : "Entre le ciel et l'enfer". La traduction littérale étant apparemment : "Le ciel et l'enfer".
On l'aura donc compris, si le film peut s'interpréter à partir d'une analyse purement sociale, il est également possible de l'interpréter selon une analyse religieuse ou métaphysique autour d'une réflexion sur le libre arbitre et le déterminisme. De plus ces deux grilles de lecture ne s'annulent pas mais peuvent au contraire se compléter afin d'enrichir le film dans ce qu'il développe, ce qui est admirable. Voilà pourquoi ce film ne saurait être réduit à un excellent polar.


J'ai également énormément apprécié cette scène finale entre les deux personnages qui se font enfin face l'un et l'autre. Kurosawa ne cède pas à la facilité scénaristique qui aurait consisté à dire que le malfaiteur a uniquement agi de la sorte depuis le départ par vengeance contre le patronat et les riches en général. Non. C'était certes une motivation, une goutte d'eau supplémentaire dirons-nous, mais ce n'était certainement pas possible de justifier de tels agissements uniquement par ce biais là. A ce propos, Gondo lui-même lui dit que sa position en tant qu'interne à l'hôpital ne faisait pas du tout de lui le plus malheureux, bien au contraire, le malheur se trouve bien plus dans ces bas-fonds terribles que nous avons eu l'occasion de visiter vers la fin du film, tout au long de cette traque infernale qui dure de longues minutes. D'ailleurs, on peut ajouter que Kurosawa balaye une nouvelle facilité scénaristique qui fait que justement, son film prend une ampleur encore plus considérable en l'ayant balayée. Je veux dire par là que Kurosawa nous présente pas l'histoire d'un enquêteur qui a lui seul ou avec deux personnes, va réussir à conclure son enquête comme on le voit dans bon nombre de films de ce genre. Au contraire, on voit qu'il faut une mobilisation immense de tout un corps d'individus pour traquer cette mystérieuse personne. Le génie de Kurosawa est donc de nous avoir rendu intéressante toute l'enquête alors qu'elle est menée par différents personnages.


Pour toutes ces raisons et pour bien des raisons encore, Entre le ciel et l'enfer s'impose comme l'un des films majeurs de Kurosawa. Objectivement, c'est tout simplement une pure merveille. Surtout, on se rend compte du talent incroyable de ce cinéaste qui parvient à maîtriser des styles de film complètement différents tout en étant toujours proche de la perfection absolue en termes de réalisation. Entre le ciel et l'enfer est définitivement un chef-d'œuvre à découvrir absolument.

Tystnaden
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le 11 nov. 2020

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