François Begaudeau est assis devant sa tasse de café et regarde dehors. On ne sait pas ce qu'il fixe, ce qu'il pense, ce qu'il voit exactement. Ce plan étrange est le premier du film, il n'a rien de décoratif, comme le sont pratiquement tous les premiers plans de films. Il hisse déjà le premier mur : celui d'un être dont on sent que l'esprit boue, dont l'on sent la réflexion, la pensée, mais qui est encore trouble à nos yeux car privée d'oralité, privé de mots mis sur les lèvres, privé de partage d'un raisonnement dont l'on sait d'avance l'interêt. Cantet ne triche pas : c'est bien dès la première seconde que son film commence, que son point de vue s'éclaire et que son but nous est dévoilé, déjà : raconter dans sa profondeur l'utilité de s'exprimer, de savoir convaincre ou débattre avec l'autre, mettre des mots sur sa pensée, et le dire, calmement, posément, ou dans le chahut le plus insupportable, à tout âge et toute condition sociale ; bref, devenir une personne, partager sa colère et sa souffrance pour mieux la canaliser. L'esprit rencontre le corps, le corps rencontre l'esprit, asseyez-vous, prenez place : le cours va commencer. Ce n'est pas le cours dans le sens que l'on sait, le prof qui "fait cours" à ses élèves. C'est le cours dans le sens que chacun va "faire le cours" à l'autre, l'apostropher énergiquement et partager sa vision des choses à égal intérêt.
"Entre les murs" ne cherche pas l'universalité. Il pose clairement ses enjeux, affirme ses personnages, assume sa condition de film qui raconte une histoire. Une histoire qui entre et qui sort du réel, ancré en lui puis détaché, ne montrant rien d'autre que ce qui se passe à l'écran, puisque tout se suffit à soi-même. On n'y trouverait le plus universel des messages sur ce "naufrage", ou a contrario cette "réussite qui s'affirme", de l'éducation nationale ; on ne ferait pas tellement fausse route, mais on s'inventerait encore un peu plus le film, piochant ce qu'on souhaiterait y voir et nous donnerait raison, nous spectateurs, nous humains, nous élèves jamais privés de sa capacité de réflexion. Non, "Entre les murs" ne dresse pas de constat "pessimiste", pas de constat "optimiste", car pas un seul de ces mots ne s'applique a un constat à rendre sur la vie. Car la vie est le sujet du film, elle vient souffler son vent dans le microcosme choisi, cette salle de classe qui s'agite et qu'on ne quittera plus.
Alors Cantet filme, entre les murs, ni plus ni moins que vingt cinq vies qui s'entrechoquent, et rien de plus. Entre les murs traverse des bouts de phrases, des bouts de mots, des bouts d'idées, sonnant comme des naissances successives de ses positions sur le monde. Des choses volées ici et là, une danse de l'oralité : entre les murs se créés des gens et des idées, s'affirment des corps et des avis. Entre les murs se hissent des murs, entre l'adulte et l'ado, le cours de français et la vraie vie, le vrai langage et son langage ; et puis l'on parle, l'on discute, l'on débat ; et les murs se brisent. C'est le programme du film, sa conviction, son amour et sa croyance en le pouvoir des mots. Et les mots fusent dans la bouche de ces jeunes, et les mots brûlent, et les mots butent, butent contre les murs, butent contre le monde qui a cru pouvoir grandir sans eux. Douleur physique et mental, la force du convaincre qui faiblit doucement, la voix qui s'enraye et qui meure dans un soupir, et qui soudain se relance et trouve la force de finir sa logorrhée : le cours de français de M. Marin/Begaudeau, c'est le monde entier tel que chacun le vois dans un bouquet de paroles, entre quatre murs qui se repoussent au fur et à mesure que le film avance, progresse, défait chaque barrière avec la même énergie. A la fin, deux plans d'une salle vide et désordonnée. Un silence brutal, le seul du film, si ce n'est que le bruit sourd de la vie.
B-Lyndon
8
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le 15 sept. 2013

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B-Lyndon

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