Eva
6.2
Eva

Film de Joseph Losey (1962)

Tyvian Jones (Stanley Baker) est écrivain, personnage d'apparence dur et sans scrupules qui bénéficie d'une réputation usurpée, possédant comme seul talent celui d'avoir apposé son nom sur le travail de son frère venant de mourir.
De passage à Venise à l'occasion du Festival cinématographique, il rencontre Eva, une française (magnifique Jeanne Moreau), une séductrice courant après les hommes et leur argent.
Tyvian, pourtant sur le point de se marier à une splendide jeune femme, Francesca (interprétée par la belle Virna Lisi), va se trouver irrémédiablement attiré par Eva.

Eva, c'est avant tout un rythme, un agencement, le film est construit comme un morceau de jazz. Il joue en permanence d'effets de ruptures, de variation de tons, de rythmes, tantôt spleené voire onirique, tantôt langoureux et sensuel, tantôt haché et vif. Cet effet est accentué par la très belle bande son qui alterne composition de Michel Legrand avec morceaux jazzy (Billie Holiday entre autre). Cette évolution est bien sûr liée aux situations ainsi qu'aux états mentaux des personnages. Deux personnages perdus, Tyvian et Eva, perdus géographiquement dans un Venise et une Rome admirablement filmées et perdus mentalement. A première vue, quand on les voit rentrer en scène, ce sont pourtant deux êtres qui paraissent sûr d'eux, ils ont une stature, une droiture qui impose un certain respect. Et pourtant, au contact l'un de l'autre les deux vont mutuellement s'entrainer vers le fond, vers l'abime. La relation plus qu'ambigüe qu'ils vont entretenir, d'une extrême cruauté va les faire flancher et l'un et l'autre. Une relation comme très souvent chez Losey basée sur le dominant/dominé. Le dominant étant ici incarné par la garce Eva qui comme le dit elle-même, « on a joué et j'ai gagné ». Mais a-t-elle vraiment gagné ? Et surtout qu'a-t'elle gagné ? Certes physiquement c'est Tyvian que l'on va voir se détruire peu à peu, plongeant dans l'alcool et la déprime, lui qui apparaissait au début droit va se courber petit à petit jusqu'à ramper dans les ordures comme un minable cloporte. Elle lui avait pourtant annoncé : baise moi mais surtout ne t'attache pas, ne tombe pas amoureux. Tyvian n'a pas résisté. Sa fascination allant jusqu'à grandir de plus en plus et le menant à sa perte. Et Eva là-dedans qu'a-t'elle gagné au juste ? Rien. En est-elle consciente ? Probablement. Ce l'avoue t-elle ? C'est moins sûr. En voulant délaisser l'amour pour l'argent et l'aventure, elle s'enfonce elle-aussi dans une impasse, comme les gondoles que l'on voit à la fin, elle surnage en eaux trouble, flottant mais à deux-doigts de couler.
Ce film c'est aussi un jeu de masque, un jeu d'apparence.
Comment paraître au regard des autres, comment vivre un masque devant le visage tout en pouvant se regarder devant un miroir. Eva et Tyvian sont deux menteurs, deux fausses/personnes qui jouent au trouble identitaire. Quoi de mieux que Venise, la ville du carnaval et du déguisement pour raconter ça.
Pas anodin donc la présence répétée de miroirs disséminés dans le film. Miroirs qui renvoient un reflet qui semble de plus en plus perturber les personnages.
Pas anodin cette scène où Tyvian le menteur fait irruption dans le cadre avec un masque au long nez. Il vit dans le mensonge mais comme Pinocchio, son mensonge/nez grandit de plus en plus et commence à se voir.
Il est difficile de parler de la mise en scène de Losey tant celle-ci est magistrale. Presque tous les plans sont marqués par une idée, un symbole et chacun d'eux pourrait faire l'effet d'une analyse. Son jeu, car lui-aussi joue, est centré tout d'abord sur les effets purement rythmiques j'en ai déjà parlé, mais il joue également avec les mouvements de la caméra : Par exemple lors d'une scène que l'on pourrait qualifier d'ascensionnelle : On est au début de la « relation » entre Eva et Tyvian : un jeu de la séduction s'installe basé sur regards et répliques ping pong. Ils gravissent un escalier, ils montent vers la chambre donc. L'espoir de l'accomplissement sexuel et charnel semble s'installer dans la psyché de Tyvian. Puis ils arrivent devant un ascenseur dont la porte est maintenue bloquée par un objet. L'espoir se fait plus grandissant : Eva a laissé la porte ouverte et l'ascension/désir semble s'accélérer, prendre de la vitesse et de la hauteur : on est en ascenseur. Et là crac, plan suivant, angle de vue très Wellessien, en plongée-cadre penché, un trouble s'installe chez Tyvian et le spectateur. Eva rentre dans sa chambre et lui claque la porte au nez en s'esclaffant de rire. C'est juste énorme ce que fait là Losey dans la rupture de ton, la montée du désir, l'évolution sensuelle et charnelle d'une situation qui se conclue de façon tordue et dérangeante (comme le plan) avec une cruauté extrême mais jouissive pour le spectateur.
Et tout le film est comme ça. Le jeu sur les ellipses également : Eva et Tyvian après maints échecs de ce dernier, sont allongés sur le lit : Un échange de regards qui en dit long se poursuit par une main d'Eva qui vient déboutonner la chemise de Tyvian : « D'accord on va voir ça mais je te préviens, surtout ne tombe pas amoureux ». Ce plan et celui qui va suivre est le point central du film, une sorte d'apogée. Tyvian est ainsi parvenu à ses fins il va avoir ce qu'il désire mais à partir de là la chute va s'amorcer. La caméra se détourne du couple et vient s'arrêter sur une langouste. Tyvian personnage dur va voir sa carapace disparaître. Plan suivant, l'acte est terminé et on retrouve Tyvian la tête devant un aquarium. On comprend dès lors que tout est fini pour lui, il a eu ce qu'il voulait mais maintenant il est pris au piège, pris au piège de ses sentiments. Sa carapace est tombée il n'a plus qu'a tourner en rond dans un manège sans fin.
D'autres effets sont plus drôles et plus cyniques, comme lorsqu'il retrouve par hasard sa femme dans son lit, ils font l'amour et le plan suivant Losey filme le jaillissement d'une fontaine. Bonheur truqué ? Cynisme puissant ? Le spectateur sait bien lui que tout ça est faux-semblant et comme le fait clairement Tyvian à sa sorti du lit, le personnage est foutu il a croqué la pomme.
Pour finir, j'évoquerais la plus belle séquence du film, une scène en temps réel rythmée par la douce et mélancolique mélodie de Billie Holiday, où la caméra filme Moreau (a-t'elle déjà était aussi bien filmée ?) en train de danser et se déshabiller pour prendre son bain.
Cette scène renvoie l'image d'une image, fausse l'esprit du spectateur, le manipule. Eva semble nous aspirer comme elle aspirera le personnage de Baker, car au final n'est-on pas nous aussi pris dans son filet ?
Teklow13
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le 15 mai 2012

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