Cet article sera une analyse (ou masturbation intellectuelle si vous préférez, j'assume totalement :p) et une comparaison entre ce film, Évolution, et la précédente production de la réalisatrice, Innocence. De ce fait de très nombreux spoilers sont à prévoir. Avant de suggérer à ceux qui n'ont pas vu les deux films de fuir ce qui suit, je vous livre tout de même un bilan condensé de ce que j'en ai pensé : ce sont des films à ambiance, ils sont intéressants mais il ne faut surtout pas en attendre une explication logique car ils ne s'inscrivent pas dans un monde rationnel, ce ne sont "que" des métaphores géantes qui intriguent énormément. A vous de voir si vous appréciez la poésie taiseuse et lente ou pas, si oui alors ces deux films sont à voir absolument. Ils sont vraiment beaux, intrigants et subtils. Mais sans doute trop lents.


Démarrer Évolution et voir ensuite Innocence qui est sorti avant, c'est aussi embarrassant que d'apprendre qu'un film qui nous a plu est en fait un remake qui n'a rien inventé. Toute la personnalité de Évolution, qu'il s'agisse de ses thèmes, de son atmosphère (en partie), de son rythme contemplatif, de son faible nombre de dialogues, de son déroulement ou même de sa finalité, tout ça c'était déjà présent dans Innocence. C'est vraiment tout pareil, on pourrait même intervertir les titres que l'on n'y verrait que du feu, chacun étant aussi pertinent pour un film que pour l'autre. La vraie différence de style réside dans le ton glauque adopté par Évolution qui lui a valu une réputation pas volée de film à la limite de l'horreur et du surnaturel. Du coup j'ai eu une déception injuste en découvrant tardivement le 1er long de Lucile Hadzihalilovic car il faisait vraiment redite, alors que ce reproche devrait être adressé à sa production de 2016. Dur de garder son objectivité dans ces conditions, dur aussi de faire une critique convenable de Évolution sans faire mention de Innocence. Mais alors que je m'attendais à ce que cette similarité porte préjudice aux deux films, elle pourrait bien servir à les redécouvrir, chacun pouvant compléter l'autre.


Commençons par évoquer ce dont parlent ces films (du moins le niveau de lecture que j'ai choisi de retenir et sur lequel je me concentrerai ici) : ce sont des métaphores de l'arrivée de la puberté comme fin de l'enfance. Elle se fait par le biais d'un endroit isolé du monde où sont regroupés des enfants du même sexe, des filles pour Innocence et des garçons pour Évolution. Ces bambins mènent en apparence une vie insouciante mais leur visage a quelque chose de dérangeant, comme s'ils étaient trop matures ou trop indifférents pour leur âge. Ils sont gardés par des femmes qui prennent soin d'eux, mais leur interdisent de chercher à s'enfuir de leur environnement isolé, environnement qui passe du paradis perdu à la prison frustrante selon la façon de voir de ses jeunes pensionnaires. Ces femmes guident les enfants, parfois malgré eux, les préparent à une évolution physique et les mèneront vers la sortie quand leur temps sera venu, leur faisant abandonner leurs camarades pour un tout nouveau monde. Toute cette histoire métaphorise la même chose dans les deux films, d'une façon en apparence similaire si l'on omet le sexe des enfants et le cadre.


Maintenant, en quoi se complètent-ils ? Regardons déjà le traitement qu'ils font de l'eau. Dans Innocence, le film débute et se termine par une immersion au sens littéral : on sort de l'eau au début comme une naissance, on y entre à la fin en se sentant noyé (même si c'est le simple jet d'une fontaine en gros zoom qui provoque cette immersion). Au milieu le lac sert tantôt de récréation aux enfants, tantôt d'échappatoire pour l'une des filles, illusion qui n'aboutira probablement qu'à sa noyade. C'est un professeur qui pourra se montrer chaleureux comme il pourra punir froidement. Dans Évolution, on change d'échelle avec une mer qui sert de frontière naturelle pour le "camp". Elle remplace ainsi la forêt et le mur de Innocence que l'on pouvait franchir avec de la motivation, si l'on souhaitait vraiment brûler les étapes du passage à l'adolescence. Cette fois il n'est pas question de passer au-delà car la tâche paraît impossible sans aide, mais de s'éloigner du monde. Le décor aquatique est magnifique et fait figure de tentation de se laisser immerger loin de tout, mais si les oursins ne parviennent pas à effrayer les plus téméraires, c'est le manque d'oxygène qui risque d'avoir raison d'eux. Le garçon que l'on suit verra ainsi le corps sans vie d'un camarade qui a oublié de revenir à la surface à temps. Il ne laisse comme trace qu'une étoile de mer, signe de son évolution qui fut régressive puisqu'il perd son statut d'humain. Avec Innocence et Évolution, on a deux visions de l'eau : soit il punit ceux qui veulent grandir trop vite, soit il punit ceux qui veulent rester trop longtemps au fond pour profiter de ses merveilles hallucinatoires, alors que dans les deux cas ceux qui restent bien sagement au bord profiteront de son aspect ludique. Ces deux façon de filmer l'eau se complètent, Évolution m'a même permis de voir Innocence d'un autre œil et inversement. Là où Innocence commence par longuement présenter les joies simples de l'enfance pour ensuite présenter l'envie de voir au-delà et le danger que ça représente, Évolution démarre directement avec un garçon qui ne veut pas quitter ce monde et qui s'interroge sur ce qui l'attend. Là où le lac se faisait discret, la mer impose sa présence autant par l'espace qu'elle occupe que par la magnificence de ses fonds marins (sérieux, c'est vraiment beau), et se montre toujours assez proche du héros pour qu'il se demande ce qu'elle lui réserve. Un rôle complémentaire, mais davantage mis en valeur dans le 2e film que dans le 1er.


Nouveau point commun traité différemment, les personnages. Les filles de Innocence forment un tout, présentant chacune une tranche d'âge différente permettant de simuler toutes les étapes d'un personnage sans avoir à le faire grandir par des ellipses. On suit la nouvelle venue qui pose des questions, puis celle qui veut quitter son enfance au plus vite par curiosité et esprit rebelle, et enfin celle qui attendra sagement son tour après s'être pliée à des contraintes dégradantes de la société (sois belle, plaisante et surtout obéissante). Évolution préférera se concentrer sur un seul garçon qui n'est plus intéressé par les enfantillages, mais qui se distingue des filles par sa peur de la puberté. Ce seul point apporte déjà la valeur ajoutée dont ce nouveau film avait besoin, et il conditionne l'image : la luminosité de la forêt enchanteresse est remplacée par la grisaille d'une côte maritime, résultat de l'état d'esprit anxieux de son personnage principal. Alors que les filles subissaient un endoctrinement et voyaient l'âge adulte comme une consécration, le garçon ne voit qu'une transformation incontrôlée de son corps menant à un inconnu qui n'a rien à lui offrir, il préfère mettre la tête dans l'eau. Les cours de danse pour devenir une femme sexualisée en avance laissent place à des visites glauques chez le docteur pour perdre son corps de petit garçon, la peur enfantine étant stimulée par les mutations animales du film. Les profs aimables des filles deviennent des infirmières froides, bien qu'elles semblent toujours agir en espérant faire le bien de leurs protégés. Elles ne parlent d'ailleurs quasiment plus entre elles dans Évolution, les rendant d'autant plus mystérieuses et donc effrayantes.


Qui dit puberté dit ouverture à la sexualité. C'était discret dans Innocence : une fille se caresse la jambe, un adulte envoie une rose, une rencontre se fait à la toute fin comme toute première conséquence du passage à l'âge adulte. C'était court mais suffisant. Dans Évolution la transformation est une source d'angoisse, cela se répercute sur la vision du nouveau désir sexuel que le garçon perçoit d'abord comme une monstruosité. Puis sa "mère" va l'initier à ce domaine (euh......) en l'invitant à un ballet aquatique dont le jeune homme évitera de peu de manquer d'air, faute de savoir s'y soustraire à temps. Et voir la femme lui faire un massage cardiaque consciencieux en étant nue, avec un mouvement de va-et-vient bien mis en valeur et parfois floué par un plan ne montrant que la tête qui va d'avant en arrière, jusqu'à provoquer le petit cri attendu de l'enfant qui revient à la vie... peut-être est-ce moi qui ai les idées mal placées, mais j'ai bien du mal à croire que ça ne représente rien d'autre qu'une ranimation. Il m'a semblé du coup inutile d'en remettre une couche en ajoutant plus tard une scène de baiser sous-marin, même si elle permet de montrer une réussite de l'initiation aux ébats sexuels après les échecs précédents. On sent que Lucile Hadzihalilovic a voulu parler un peu plus de cet aspect légèrement mis de côté dans Innocence, mais le fait que ça se fasse entre une adulte et un enfant crée un malaise dont j'ai du mal à percevoir le but chez la réalisatrice de La Bouche de Jean-Pierre, film qui dénonce la pédophilie justement.


On termine dans les deux films par un voyage sans retour qui offre une jolie conclusion. J'étais déçu dans Innocence car cette fin trop similaire enlève de l'originalité aux films, mais là encore il y a une subtile variation. Alors que les filles s'acclimataient bien de leur nouvel environnement et ne percevaient pas encore toutes les épreuves qui les attendaient, présentées en sourdine par cette noyade sous-jacente, le garçon perd son soutien maternel brutalement, comme un abandon. Et le nouveau monde qu'on lui laisse est noir, dangereux et agressif. Il reste planté devant pendant tout le générique de fin, n'ayant pas d'autre vision que celle là, ne pouvant pas prendre tout de suite la décision de s'y rendre alors qu'il n'a aucune autre destination possible. C'est bien plus glaçant dans son cas que dans Innocence, quoique plus franc aussi. Une conclusion forte.


J'étais mal à l'aise devant Innocence parce que je l'avais nettement moins aimé que Évolution et je me sentais incapable de dire si c'était parce qu'il était moins bon ou parce que je l'avais vu en dernier. Je pourrai toutefois lui faire le gros reproche objectif de durer une demi-heure de plus. Je m'y suis fortement ennuyé, alors que c'était moins le cas pour Évolution. C'est le problème d'un film qui affiche autant de lenteur, même si ça sert chaque scène individuellement ça entame aussi notre intérêt. Pourtant Innocence a su périodiquement me redonner envie de voir ce qui allait suivre et a su également stimuler mon imagination, surtout après-coup. Je trouve qu'il traite de tout ce dont il devait traiter. Même si les batifolages des jeunes filles ne m'ont pas passionné, ils étaient nécessaires pour ce que la réalisatrice avait à dire. Le film a failli avoir 5 à cause de l'ennui profond qu'il a parfois suscité, mais il laisse une impression intéressante qui lui vaut une meilleure appréciation (j'ai mis 6). Évolution fatigue nettement moins sur la longueur, sans doute parce qu'il démarre bien plus vite sans passer par la case "présentation du lieu de vie et de ses règles". Le visionnage d'un film annule l'effet de surprise de l'autre, mais il étend aussi la réflexion initialement proposée pour offrir un tout qui dépasse la somme de ses parties. Je suis tout de même très curieux de savoir ce que Lucile Hadzihalilovic souhaiterait faire plus tard si elle trouve les fonds pour ça (ce qui est très très loin d'être gagné vu comment elle a galéré pour faire produire son film qui est sorti dans moins de 10 salles en France malgré son passage en festival). J'ai peur qu'un 3e film sur la puberté réalisé de la même façon ne soit le film de trop qui lasse, mais qui sait s'il n'y aurait pas encore d'autres choses à raconter là dessus ? Ou peut-être que la réalisatrice voudrait s'attaquer à d'autres sujets ? Il faudra attendre longtemps pour le savoir.

thetchaff
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le 19 mai 2016

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