Le criminel, au moment où il accomplit son crime, est toujours un malade.

Dostoïevsky, Crime et Châtiment, 1866.

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Vous faites partie du lot de gens que la dualité terrifiante de Ted Bundy a questionné ?

De mon avis, vous ne comprendrez pas davantage cette dualité en regardant Extremly Wicked, Shockingly Evil and Vile de Joe Berlinger, sorti en 2019 (quel mauvais titre par ailleurs).

La narration commence de manière extrêmement rapide : Ted Bundy est déjà en prison et Liz Kendall lui demande des comptes au parloir puis un flashback survient fort à propos et nous repartons à Seattle en 1969 pour observer leur rencontre dans un bar étudiant.

Il est beau (on a vu plus décati que Zac Efron) et Ted Bundy avait – si l’on regarde les photos faites de lui à l’époque – une assez belle figure encadrée par une chevelure sombre et bouclée, des traits réguliers avec un front large d’intellectuel et des yeux clairs. Le film n’évoque pas son enfance et parle à peine de sa famille proche, aussi le personnage nous parait-il un peu sorti de nulle part, ce qui est évidemment très éloigné de la vérité.

J’ai été très surprise par le film – je redoutais un peu de le voir étant donné son propos - dans le sens où il ne montre pas grand-chose de Ted Bundy. Je suppose qu’il eut été malvenu de le prendre comme figure centrale – ce qui n’a cependant pas empêché la polémique de naître quant à la « glamourisation » de la figure du tueur en série par Netflix (Dahmer & Cie ne sont pas loin dans cette histoire).

Le problème est que nous demeurons, du début à la fin, seulement confrontés à une figure dramatiquement conventionnelle, ce qui ne permet pas au spectateur d’appréhender Theodore Robert Bundy dans sa toute sa complexité.

Il est également difficile - à mon avis - de valider le fait que nous observions un tueur par les yeux de sa petite amie puisque finalement, on nous présente davantage son côté séduisant (sa gentillesse à son égard lors de leur rencontre, son côté attentionné) et finalement très peu d’éléments inquiétants susceptibles de surgir dans la routine ordinaire du couple.

Cette éviction des faits dérangeants a pour conséquence directe que le spectateur ne sait pas précisément ce qui pousse Elizabeth Kendall à contacter la police pour lui donner le nom de son compagnon. Parce qu’elle avait des doutes, me direz-vous. J’entends bien, mais d’où venaient-ils au-delà de la supposée ressemblance avec le portrait robot établi par la police ? Un homme qui vous regarde avec une lampe torche durant votre sommeil est certes un détail troublant mais je ne crois pas que cela suffise à vous interroger si douloureusement sur sa santé mentale.

Dans la réalité, Elizabeth avait bien dû sentir le vent tourner à de multiples reprises pour agir ainsi (elle le signalera par trois reprises à la police) mais le film échoue à retranscrire cette angoisse latente, intérieure et pénétrante de la femme qui commence à se demander si l’homme qu’elle aime profondément n’est pas le pire des monstres.

La narration porte une attention logique à la chronologie mais garde une distance prudente avec les crimes, de plus en plus relayés par les médias. Les noms des États défilent, les villes aussi. Ted Bundy se fait arrêter, puis s’évade avant de se refaire arrêter et d’être définitivement enferré en Floride. (Il y a d’ailleurs quelque chose de risible avec cet épisode de l’évasion – outre cet affreux gilet orange et marron que portait Bundy à ce moment – c’est la facilité et la malice avec laquelle elle se fait).

Joe Berlinger essaie – tant bien que mal – de donner à Zac Efron la possibilité d’incarner Ted Bundy en reprenant ses phrases, son attitude, son sourire, sa gestuelle : beaucoup d’images sont ainsi tirées directement des archives et rejouées mais ce petit théâtre cruel n’a pas la force d’incarnation que l’on voudrait ici lui donner : le tueur est endormi et le montrer relèverait peut-être de l’impossible. Les faits rapportés au procès, lunaires, traduisent le surgissement d’une violence incontrôlable, désordonnée, fébrile qui ne sait plus discerner l’objet de l’humain.

Bundy nie sa culpabilité, même au moment du verdict qui le condamne à la chaise électrique. Il le fait avec une telle persévérance que si les preuves médico-légales n’avaient pas été clairement établies et que les autorités n’avaient pas été convaincues de sa culpabilité, un témoin mal renseigné aurait pu croire à une tragique erreur judiciaire.

Petite anecdote : un journaliste avait demandé à Zac Efron ce qui lui avait paru le plus difficile dans ce rôle de tordu (ce n’était pas tout à fait ses mots mais le sens était le même), ce à quoi il lui avait répondu que c’était de savoir si oui ou non il participerait au projet et qu’une fois cette interrogation réglée, le plus dur était derrière lui.

Sur le moment, j’avais trouvé cette réponse un peu bizarre mais je l’avais entendue avant de voir le film. Après l’avoir vu, j’ai mieux compris sa réponse, puisque finalement, Efron joue le rôle d’un homme presque normal ou qui feint la normalité – tout en sachant au fond de lui qu’il ment à tout le monde. Le plus dur, finalement fut sans doute de prendre sur ses épaules, le temps d’un tournage et d’une promotion, un destin aussi sombre.

Le seul moment où le tueur surgit est celui où Bundy trace sur la vitre du parloir les mots Hack Saw pour expliquer ce qu’il a fait de la tête d’une victime. Des flash-back nous montrent le meurtre en question mais l’on n’est pas plus avancé. Personnellement, il aurait pu sortir un parapente de son coffre de voiture ou un château gonflable, j’aurais eu la même difficulté à mettre en relation l’homme et son action tant cela semble absurde.

Si un mortel ordinaire creuse le cœur d’un psychopathe comme Bundy, il tombe dans une mine obscure sans fin, il est au pays des ombres, c’est le bal des mauvaises nouvelles. Pas d’empathie, pas de remords mais une parfaite compréhension des codes sociaux et un mimétisme sans faille ou presque : l’ancien étudiant en droit s’habille bien, fait de grand sourires commerciaux, il a certainement le sens de la répartie et amuse la galerie.

Pour ce cas précisément et à cause de notre monde superficiel, le paraître fut pendant longtemps le plus fort. L’humanité est d’ailleurs un peu tombée de sa chaise lorsque le tueur finit par reconnaître – peu de temps avant son exécution- qu’il était bien coupable, mais il faut dire que l’image du tueur en série existait à peine dans les consciences, les instances judiciaires commençaient seulement à étudier les auteurs de crimes en série d’une manière spécifique, notamment par le biais du profiling et à l’appui d’expertises psychiatriques. La série Mindhunter parle très bien de cette époque et du contexte dans lequel fut créée l’unité d’analyse comportementale du FBI.

J’ai passé une bonne partie du film à me demander si ce que je voyais s’était produit dans la réalité et inversement, à me questionner sur les motifs qui justifiaient le retrait de faits importants impliquant Liz Kendall dans sa relation à Ted Bundy.

Je me suis également demandée si Bundy avait réellement pu aimer Elizabeth à un moment ou à un autre et pourquoi il ne lui avait pas fait de mal. J’ai été étonné qu’il essaie – dans le film – de la contacter par téléphone aussi souvent, presque à la manière d’un être normalement attaché à un autre par de l’affection ou de l’amour.

Pour refermer ce sinistre sujet, j’ajouterai une dernière chose : si Ted Bundy avait été laid et repoussant, il y a fort à parier que l’humanité n’aurait pas tant retenu son nom, malgré la sauvagerie et l’atrocité de ses crimes, principalement à cause de cette fracture entre l’être et le paraître qui a engendrée tant de réactions, de curiosité, et disons-le aussi, de fantasmes.

Bundy a instauré une crise majeure de confiance parce qu’il remettait complètement en cause notre perception des gens. Nous tenions trop de choses pour acquises en nous basant sur des aspects superficiels qui ne garantissaient en rien l’intégrité mentale d’un sujet (et l’erreur se répète encore certainement aujourd’hui, notamment parce que l’on ne peut pas passer sa vie à douter systématiquement de tout le monde). Tant de gens dirent « il ne ressemble pas à un criminel » et ils se désolaient presque pour lui. Joe Berlinger n’a pas choisi Zac Efron pour rien.

Liz Kendall tombe dans la déchéance devant son poste de télévision tandis que Bundy fait le show à son propre procès, incapable de mesurer la gravité du contexte (ou le mesurant totalement mais s’en fichant comme d’une guigne).

La scène finale est belle, dans le sens où Liz Kendall se délivre enfin par l’aveu de culpabilité de Ted Bundy. Toutes les petites pièces du puzzle qui gisaient éparpillées dans sa tête et qui n’avaient pas de sens – parce qu’elle était incapable de leur en attribuer un pareil toute seule – se mettent en place. ■

Nota Bene: Joe Berlingen a également réalisé un documentaire sur le même homme, plus détaillé en quatre épisodes (Netflix & Cie– encore et toujours), pour ceux que le sujet intéresse.

Proximah
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le 21 janv. 2024

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