Au-delà du questionnement sur le couple, je crois que Eyes wide shut évoque ce que l’on croit maîtriser et qui nous échappe. C’est une remise en cause des certitudes et œillères conjugales, ce qui est ancré, indéfectible, ce qui supprime le désir, anéantit la conscience. Bill est de ces hommes qui portent ce masque – on le porte tous à une échelle différente – et croient à ce privilège de la possession. Il sait flirter, jouer de ses charmes car il sait revenir aux fondements inaltérables de son couple. Alice est en proie aux doutes et lui fait partager. Elle lui installe ce doute. Elle sait flirter aussi bien que lui – rapprochements avec le danseur hongrois – mais elle masque une autre vérité, plus intense, inavouable. La réussite tient aussi dans ce choix là, ce n’est pas le flirt mutuel qui permet cette discussion cartes sur table, il n’est que le fer de lance de l’aveu.

Cette séquence démarre d’ailleurs dans une atmosphère post soirée alcoolisée, sur le lit conjugal, tout ce qu’il y a de plus banal, excepté le fait qu’ils soient tous deux bien éméchés. Et la puissance grimpant crescendo vient de cette apparente trivialité. Jusqu’ici le couple paraissait survivre à ces pulsions, ces désirs extérieurs qu’ils devaient sans doute matérialiser plus tard, entre eux. L’aveu devient alors le pivot du film puisqu’il sert de remise en question. En quoi leur couple peut-il surmonter au point d’occulter ce désir ? C’est ce que semble demander Alice à son mari. Mais c’est une déclaration de confiance un peu prétentieuse qui sonnera le glas d’une hypocrisie pas véritablement forcée mais bien présente. Ce n’est pas seulement en moi que j’ai confiance mais en toi, semble t-il lui dire. L’aveu de la pulsion d’adultère refoulée d’Alice intervient à cet instant là, en réponse à cette confiance suffisante qu’elle ne supporte plus.

Cette séquence est étonnante. Elle démarre sur un rien et serait restée rien si tous deux avaient été sur la même longueur d’ondes, si tous deux tenaient une réflexion identique sur leur couple. Aux doutes d’Alice répond la nonchalance de Bill. Elle parle des deux minettes qu’elle l’a vu en train de draguer mais c’est pour éclaircir autre chose de plus grand. Il ne la prend d’ailleurs pas au sérieux et prétexte l’ivresse pour ne pas tomber dans son jeu. Or, ce qui prenait l’apparence d’un jeu cesse de l’être. Et Bill doit alors faire face à ce qu’il croit d’abord être de la jalousie, il croit donc se positionner du bon côté, celui enviable du profiteur qui met mal à l’aise sa partenaire. Ils abordent tous deux cette discussion voire cette scène de ménage, sur deux niveaux différents. Il croit être assené de remontrances, elle veut simplement lui faire une révélation qui va l’ébranler. C’est un coup de massue terrible qu’il doit encaisser en faisant face d’une part à cette hystérie et ce fou rire désagréable avant d’entendre cette histoire qui apparaît comme l’événement le plus intensément érotique que sa femme ait eu à vivre.

Bill n’avait pas de soupçon puisqu’il ne pensait qu’aux actes, il savait qu’Alice tout aussi bien que lui, pouvait flirter sans suite. Il n’imaginait pas encore que l’on pouvait tromper par la pensée. Et cet officier de marine, l’année passée, qu’un simple jeu de regard a suffit à Alice pour être subjuguée (je ne pouvais plus bouger, lui dira t-elle) devient alors le spectre de toutes les inquiétudes auxquelles devra dorénavant faire face Bill. Mais ce n’est pas un simple aveu, c’est ce qui est si terrible. C’est un lynchage pur et simple puisque Alice sait que son mari ne s’en relèvera pas. Elle ira jusqu’à lui dire que le lendemain de ce regard qui a tout changé, elle ne savait plus si elle voulait revoir cet officier ou surtout ne jamais le revoir. La seule nuance qu’elle apporte quant à leur couple est tout aussi terrible car elle a le mérite de poser la question de sa pérennité. Est-ce que le couple vaut de ne pas se laisser transporter par ce simple regard ? Elle a pensé tout quitter pour le rejoindre, c’est ce qu’elle dit à Bill. Et dans le même temps, voici la nuance, elle continuait d’être très amoureuse de son mari. Sans cette nuance, l’aveu n’aurait pas tenu debout et c’est ce qui le rend si fort : ce n’est pas un aveu vengeur, c’est une révélation. Le couple poursuit son chemin, rien n’est véritablement cassé, simplement d’autres paramètres sont entrés en compte.

Et Kubrick avait parfaitement introduit cet état vers le début du film en montrant quelques séquences en musique illustrant le quotidien du couple tout en le triturant de l’intérieur, par de simples gestes, postures qui faisaient déjà écho à cette scène de ménage. Un montage alterné voit Bill dans son cabinet de médecin recevant des patients puis Alice dans ses préparatifs, généralement nue. Un contraste opère entre ces deux observations ouvertement charnelles, avec d’un côté une nudité désamorcée par le fait qu’elle n’ait selon les mots de Bill lors de la scène pivot aucune attirance sexuelle et de l’autre un corps magnifiquement mis en lumière, doublé par un miroir, extrêmement sensuel d’une femme qui se prépare. On peut se dire que Bill a raison : les deux corps nus en question ne répondent pas aux même critères d’observation. On peut se dire que l’argument d’Alice tombe à l’eau. Mais plus tard, justement après cette scène pivot, interrompue par la sonnerie du téléphone, Bill s’en va rendre visite à un patient qui vient de décéder et la fille de ce patient, qui semble aussi être une de ses patientes, profite de sa tristesse pour tomber dans ses bras, l’embrasser et lui dire qu’elle l’aime. C’est l’argument de Bill qui ne tient plus. Lui qui pensait que le regard sur la relation médicale était réciproque, à savoir sans aucune connotation autre que celle du rapport médical, il se rend compte qu’il peut y avoir création d’un désir.

Eyes wide shut devient alors un autre film. Un film d’errance. Bill marche dans les rues New-Yorkaises, à la fois pour réfléchir à repenser aux paroles d’Alice, mais aussi pour s’abandonner littéralement, ne plus refouler ces désirs qui parfois le hantent. Il ira même jusqu’à rentrer chez une prostituée avec laquelle il ne fera rien, comme s’il n’était pas encore prêt pour ça. C’est en rencontrant à nouveau ce pianiste de la fameuse fête du début du film, qu’il connaissait de leurs années d’école de médecine, qu’il va s’engouffrer davantage dans une nuit aussi excitante que dangereuse. Une soirée dans un château des plus étranges où on ne peut rentrer sans mot de passe ni déguisement masqué. La double séquence dans le magasin de déguisements l’arc-en-ciel est très déroutante. La première fois, elle désamorce la noirceur dans laquelle le film semble tomber. Quand le gérant, que Bill réveille, ouvre les nombreux cadenas de sa boutique parce que dit-il, on n’est jamais trop prudent ces temps-ci, il découvre sa fille avec deux hommes, qui pourraient être ses employés, dans une situation peu confortable. La scène pourrait être grave, elle est burlesque. Le lendemain, quand Bill ramène le déguisement, l’ambiance est inversée. Le gérant, sa fille et les deux hommes sont tout sourire et au gérant d’avouer à Bill que sa boutique ne propose pas uniquement des fringues de déguisement, qu’il peut tout aussi bien prendre du bon temps avec sa fille, à peine une quinzaine d’années. Ce pourrait être drôle, c’est grave. Evidemment, pris ainsi cela paraît presque ridicule – c’est aussi le propre du cinéma Kubrickien, être sur la corde, jamais loin du ridicule – mais pris dans sa linéarité, à savoir quelques instants après cette soirée surréaliste, cela devient inquiétant et renforce l’idée que l’on ne sait plus séparer le vrai du faux, la réalité du fantasme, la coïncidence du complot. A ce titre, la scène avec le concierge de l’hôtel, carrément efféminé, est la scène de trop, celle dont on aurait facilement pu se passer, ou alors il faudrait qu’elle soit autrement. Kubrick tombe dans le burlesque un peu bateau, un peu lisse c’est dommage.

Mais revenons à cette soirée incroyable. Sorte d’aboutissement formel dans l’œuvre Kubrickienne, miroir du trip spatial dans 2001, l’Odyssée de l’espace. C’est le même jusqu’au-boutisme, la même issue qui propulse chaque fois le personnage dans une strate nouvelle : ici c’est l’enquête pour retrouver cette mystérieuse femme dont je vais parler avant que ça ne devienne un simple retour à la normale, un retour au couple. Il faut toute la démesure du cinéma du cinéaste pour provoquer un tel malaise. La durée séquentielle a toujours été travaillée chez lui – on se souvient de ces longs étirements dans Barry Lyndon, de cette lourde répétition quotidienne dans la première partie de Full Metal Jacket – mais c’est la première fois qu’elle atteint un tel culot. Les scènes conjugales suffisent à illustrer ce ressenti, il faut voir comment on parle dans Eyes wide shut, la vitesse du débit, cette singularité pour recréer une conversation, avec ces silences ou ces reformulations d’affirmations en questions. Lorsque Bill entre dans ce château, qu’il se vêtit d’une cape noire à capuchon puis d’un masque blanc/doré, il débarque rapidement dans une immense pièce où s’effectue une sorte de cérémonie où l’on met en scène des femmes masquées d’abord vêtues puis bientôt nues avant de les laisser choisir l’homme déguisé de leur goût, pendant qu’une ambiance très pesante à base d’orgue accentue cette ivresse. La séquence est vécue dans son intégralité, au sens où le spectateur entre aux côtés de Bill, voire même se substitue à lui durant quelques plans quasi subjectifs, avant d’accompagner sa sortie avec une de ces femmes masquées. L’ivresse convoque aussi bien le sexe que la peur. Très vite, Bill apprendra qu’il est en danger. Puis il continuera de s’engouffrer dans ce dédale orgiaque avant d’être démasqué et relâché en échange de la jeune femme qui avait tenté de le prévenir, qui se sacrifie pour lui.

Eyes wide shut a le mérite de n’effectuer aucun contre-champ de celui de Bill donc nous ne verrons et saurons rien de plus que ce que Bill sait ou vit. Lorsqu’il apprend via le journal qu’une jeune femme est décédée dans la nuit des suites d’une overdose, il s’en va prendre connaissance du corps prétextant qu’elle était une de ses patientes. C’est bien elle. Cette femme de la veille qui s’est donnée en sacrifice. Il apprend par la même occasion que son ami pianiste a été renvoyé à Seattle. On le menace d’un second avertissement inquiétant que dans son intérêt il ne vaut mieux pas qu’il remette les pieds au château, qu’il ne cherche à en savoir davantage. Il faudra une longue discussion avec Ziegler, l’hôte de la fête initiale, pour qu’il comprenne que tous ces évènements ne sont peut-être que l’œuvre d’un complot visant à faire en sorte qu’il ne révèle rien de ce qu’il a vu ce soir là. Pourtant, d’autres plus détachés, accentuent ses doutes. Il apprend que la prostituée entrevue la veille a appris sa séropositivité au matin. Lorsqu’il aborde dorénavant les trottoirs New-yorkais il remarque la présence d’un homme qui le suit comme son ombre. Et plus tard quand il rentre chez lui, il découvre le masque qu’il croyait avoir perdu, sur son oreiller aux côtés d’Alice, qui dort à poings fermés. Kubrick a eu la bonne idée de ne pas expliciter la présence du masque. Depuis la scène de l’aveu, donc depuis le début des errances de Bill, la mise en scène aura systématiquement été de son point de vue. Mais, à son retour, elle change, revient à ce qu’elle était initialement. Peu importe donc que le masque ait été déposé volontairement par Alice en guise d’explication ou qu’il soit le fruit d’un nouvel avertissement pour le moins flippant. Peu importe car Bill se détache de tout ça, il s’écroule en larmes – de tristesse et de peur – dans les bras d’Alice en lui proposant de tout lui raconter.

Le film se terminera peu après cet échange dont contrairement à l’aveu d’Alice nous n’aurons eu vent puisque nous l’aurons vécu. Un simple gros plan sur le visage de la jeune femme, les yeux embués de larmes, le teint blanchi par la clarté du soleil, la cigarette se consumant entre ses doigts suffit à exprimer toute la détresse de cette longue nuit dont on ne sait à cet instant là ce qu’elle fera advenir de l’avenir du couple. A première vue, de façon très pessimiste, tous deux choisissent d’occulter ce qu’il vient de se passer en emmenant leur fille de sept ans faire les magasins de jouet puisque Noël approche. Mais Kubrick aura la décence et la grâce de proposer une discussion finale, au milieu des décorations et cadeaux de Noël, qui ira bien plus loin que ces simples œillères. Le couple tombe d’accord pour tirer parti de cette aventure, qu’elle se soit déroulée ou qu’elle soit restée entièrement fantasmée. Tirer parti en refusant de dire qu’ils s’aimeront pour toujours. Tirer parti en acceptant que leur couple ait sans doute besoin de cela pour rebondir. C’est la même fin que le Crash de Cronenberg, à la différence que dans ce dernier, l’espoir d’une plénitude conjugale retrouvée s’amenuisait encore davantage. Ici Alice prononce une dernière phrase avec comme ultime mot « Fuck » afin de savoir si le corps de l’un agit toujours sur celui de l’autre et réciproquement, afin de savoir si cette infidélité, réelle ou fantasmée, aura servie à cimenter une relation conjugale qui sans cet aveu, qui se devait d’avoir lieu aussi douloureux soit-il, se serait probablement éteinte à petit feu. C’est un film d’une richesse sans fin, inépuisable, que je redécouvre à chaque fois. Il s’agit de l’ultime film de Stanley Kubrick et c’est un chef d’œuvre. Peut-être même son chef d’œuvre tant il me subjugue chaque fois davantage à m’y perdre indéfiniment.
JanosValuska
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le 6 mars 2015

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