Désagrégation de l'Innocence en Monde Macabre

Fando y Lis est le premier long-métrage d’Alejandro Jodorowsky. Il y a déjà là certaines obsessions du scénariste – le questionnement sur la vie, son sens. Le film foisonne d’idées, et le manque de moyens des premières œuvres n’est pas ce qui fait échouer Jodorowsky dans la narration. Cette précarité de la création est bien le moteur de l’artiste. Malheureusement, le fond s’en ressent, décousu, autant que la mise en scène de l’ensemble, inégale.

Le film s’ouvre sur Lis, toute de blanc vêtue, croquant dans une rose blanche. De quoi a-t-elle faim se demande-t-on, avant qu’une voix-off nous raconte la légende de Tar, ville perdue, cité mystique, et de ses promesses d’éternité. Alors Fando, grand dadais dégingandé, et Lis, évanescente et fragile lumière, partent se perdent.
Paralysée dans une ville en ruines, devant un piano en feu, Lis souffre de ces images de désolation, de destruction bientôt et pire encore à venir : la violence est omniprésente sous de multiples formes. Ce bal jazz nihiliste provoque chez elle un retour stroboscopique vers un souvenir d’enfance, où le jazz agressif continue de jouer fort : jeune spectatrice d’un théâtre de marionnettes, Lis observe le marionnettiste couper les fils de sa marionnette inerte. D’un sourire, elle se laisse mener dans son monde, derrière le rideau, où un couple comptant ses sous lui propose un contrat de marionnette : on pourra lui coudre des fils aux mains et aux jambes. Le montage alterné des deux excitations s’accélère : la curiosité satisfaite de l’enfance, la sensualité de douces caresses. Bientôt c’est le chaos, l’innocence fragile est éclatée telle des œufs au creux d’une main dégoulinent, l’angoisse monte.
Fando joue à colin-maillard avec des femmes sensuelles, et nues, dans un champ de carcasses. Elles, se jouent de lui, et le font galocher un homme. La décadence factieuse étouffe les personnages : rien ne se joue là. La carcasse fumante du piano est lapidée, puis s’écroule en expérimental, se relève et s’écroule, se relève de nouveau avant de finalement se fracasser au sol dans un hurlement sonore, puis de redevenir lugubrement silencieux. L’expressif travail sur le son est ici à souligner.
Un peu plus loin, Alejandro utilise le procédé du plan monté à l’envers pour nous montrer Fando et Lis déterrer ensemble une poupée en partageant un profond bonheur. C’est un instant de magie légère, sortir le nouveau-né de terre, quand dans l’errance de ces deux-là, il sera plusieurs fois question de s’y alité pour l’éternité. La vie naïve du couple tire sa vérité de ce contraste, notamment lors d’une séquence exposition, faite d’une très belle collection de photographies noir et blanc au cimetière. Légèrement surexposée, l’image explose la blancheur de Lis : elle en devient solaire, vierge candide irradiant de pureté.
Le road-movie prend des airs d’odyssée quand Fando et Lis croisent le chemin d’un vieil oracle à la gueule magnifique. Un visage comme la bande-dessinée sait si bien les croquer. Avec un peuple d’hommes amorphes, vautrés dans une boue puante. Entre mythologie et ésotérisme, les héros avancent sur une frontière souvent explorée dans l’œuvre de Jodorowsky.
Quand Fando abandonne Lis au cœur d’un cirque géologique, un long travelling circulaire tout autour de Lis avec Fando qui s’éloigne en montant, de bas en haut du cadre, ce long travelling circulaire raconte avec précision la soudaine solitude et le sentiment de vertige que l’abandon insinue subitement à Lis.
Dans le royaume des femmes, Fando est battu. Lapidé de fruits au sirop d’abord, ce sont des coups de fouet qui l’attendent ensuite, chassé à la boule de bowling dans les rigoles rocheuses d’un désert mexicain. Alors il revient à Lis, se trainant au sol, rampant, implorant, jusqu’à lui lécher les pieds tandis qu’elle savoure. Leur relation de dominance alternée, basée sur leurs caractères trop différents, est vouée à l’échec. C’est un voyage de perdition que Jodorowsky raconte là : pour la passion, la rédemption n’existe pas. Seule la déchéance persiste.
L’odyssée continue : le défilé des travestis, collection de très beaux portraits, joue l’épisode des sirènes d’Ulysse sur une bande son qui grince, dans une atmosphère détraquée. C’est le voyage de la vierge et de l’innocent dans l’antre des folies humaines. Le simple Fando n’a pas sa place ici. Ici dominent le sexe et la dégénérescence. En apogée des souffrances qu’il traverse, le voilà confronté au souvenir de la mort mise en scène de sa mère, dont le regalo final, est l’offrande de la vie de son père. La poésie est macabre, le poids de la séquence écrasant, et pourtant, l’oiseau qui sort du mort et s’envole est une éblouissance ingénue. La scène, dans une église, est magnifique : les cadres graphiques, équilibrés ou non, disent les déformations de la mémoire et les doutes qui l’accompagnent. Alors le fils tue la mère, et tandis qu’il la porte en terre, la mégère redevient mère et le remercie une dernière fois avant qu’un autre oiseau s’envole. Puis bientôt Fando tue Lis. Ce monde n’était pas l’abri des innocents. Il y a cassé sa poupée. Seul il repart, et la portant toujours, continue son chemin de croix.

Il y a de la poésie, c’est sûr. Un poil trop symbolique dans le chaos. Ça manque de nuances. Tout comme ce noir et blanc manque de couleurs, tout comme la mise en scène manque de rigueur, de temps et de moyens. Il y a là de quoi monter un film plus étrange encore, développer le rythme autrement, faire mieux vivre les temps morts. L’ensemble manque de quelque chose, d’une unité, d’un liant qui serait la magie. L’univers surréaliste et funeste de Fando y Lis mérite la couleur, une photographie mieux pensée, plus soignée, qui nous laisse à voir plus crument la poussière omniprésente et la crasse du monde. Ici c’est une ébauche que l’artiste organise sur le tas. L’ambition narrative, et les esquisses de décor, témoignent d’un univers visuel plus développé que ce qui est montré là. Il y a du matériel dans le scénario pour ça, à foison !

Matthieu Marsan-Bacheré
Matthieu_Marsan-Bach
6

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le 23 mars 2015

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