J'ai longtemps hésité avant d'intituler cette critique. Femme(s) d'aujourd'hui? De l'intégration? Se battre? Criant de vérité et ancré dans son temps, Fatima est tout cela à la fois.


D'une justesse incroyable, c'est une oeuvre nécessaire, éminemment sociale, sociétale et sociologique, que nous livre Philippe Faucon. Elle pose très habilement la question de l'intégration en France en 2015. Le réalisateur nous livre une vision lucide, sans compromis ni déluge de bons sentiments, sans angélisme exacerbé ni concessions, sur la vie d'une femme d'origine étrangère, immigrée, dont les deux filles sont nées et ont été élevées sur la terre qui l'a accueilli.


Ce qui m'a percuté dans Fatima, c'est l'adroite mise en perspective de deux modèles idéaux typiques, saisissables à travers deux opposition, entre parent et enfants d'une part, entre les deux soeurs (deux révélations) d'autre part.


Fatima incarne la mère célibataire qui se bat pour que ses filles puissent prétendre à un avenir meilleur et à une élévation sociale (via l'éducation, dont il est plus que jamais nécessaire de rappeler l'importance), vivant de petits boulots mal-payés, non-déclarés, non-reconnus par la société, jugés avec condescendance (par ses patrons notamment, à travers le rôle joué par Isabelle Candelier entre autres). Elle représente à elle seule toutes les difficultés de l'intégration dans un pays étranger, alors qu'elle-même y vit depuis plusieurs années. Fatima est différente, donc exclue: elle ne maîtrise pas la langue et arbore les signes d'une religion minoritaire, croissement stigmatisée (la scène de la visite avortée de l'appartement est hélas d'une véracité folle). A l'inverse, ses filles sont nées et ont été élevées dans le pays d'accueil. Elles en maîtrisent la langue alors qu'elles ne pratiquent pas la langue maternelle, y compris au quotidien. Elles n'arborent ni signes religieux et ne font état d'aucune croyance particulière. Elles représentent les "femmes d'aujourd'hui", se revendiquant en tant que femmes et défendant à juste titre l'égalité avec les hommes: si ces derniers peuvent fumer et avoir des relations sentimentales librement, pourquoi pas nous? (cf. le dialogue entre Nesrine et son père dans la cuisine de la jeune fille). Fatima lutte contre les stéréotypes. Ce film met à mal tous les préjugés entretenant violemment et grossièrement les discriminations en 2015. Il nous questionne sur notre rapport à l'autre, à la tolérance, à l'acceptation d'autrui dans la ressemblance et - surtout - dans la différence. Il remet en question le volontarisme de notre pays à faciliter l'intégration de ceux qui quittent leur pays d'origine pour prétendre à une vie meilleure, renonçant à une partie de leur vie et de leur être, et désireux d'un quotidien meilleur pour leurs enfants. Sans livrer une critique acerbe, sans verser dans le manichéisme ni dans la contestation, son oeuvre sous-tend une analyse terrifiante: aujourd'hui, en France, l'égalité des chances tend à ne devenir qu'une expression de plus dans le vocabulaire politico-médiatique. "Différence" tend à rimer de plus en plus avec "Intolérance", alors que ce mot, amputé de son préfixe, devrait être maître. Les clichés? Philippe Faucon n'en a que faire: il parle vrai, il filme juste, à travers une mise en scène plutôt axée sur les visages, les expressions, les émotions de ses formidables actrices.


Ainsi, si le processus d'intégration peut ainsi paraître facilité pour les enfants, l'arbre cache toujours les forêts. Les deux filles, interprétées avec justesse par la lumineuse Zita Hanrot et la sincère Kenza Noah Aïche, incarnent deux modèles idéaux-typiques de la recherche de l'intégration dans une société dans laquelle elles sont pourtant nées (un paradoxe!) et qui les relègue outrageusement du fait de leurs origines étrangères. La première, l'aînée, semble suivre les idéaux de sa mère en recherchant le salut par l'école républicaine, en visant à intégrer l'ascenseur social par un cursus d'excellence pour lequel sa mère se sacrifie économiquement et elle sacrifie une partie de sa vie sociale. Elle saisit les opportunités, elle tente de prouver que l'égalité des chances existe et que sa chance, il suffit de la saisir: y parviendra-t-elle au détriment de la perplexité des "bien nés" et des voisines de sa mère? Inversement, la seconde, adolescente, s'inscrit en rébellion contre l'autorité à deux niveaux. L'autorité de la figure parentale tout d'abord, représentée quasi exclusivement par la mère (le père n'étant présent qu'à de rares occasions et n'intervenant que peu dans l'éducation de ses enfants), qu'elle renvoie à ses stigmates: mal intégrée, ne parlant pas français, subordonnée à des emplois déconsidérés et mal-payée, subissant pour cela les insultes et brimades de son propre enfant. Mise au ban de la société française, exclue alors qu'elle y est née, elle entre en opposition avec l'institution que représente l'école, estimant que son salut, son élévation sociale personnelle, elle ne les devra pas à une entité dont le rôle d'ascenseur social et républicain semble avoir perdu de son lustre.


Par sa fille et par la société française, Fatima est reléguée à la catégorie des exclus, des "déviants" (pour tenter l'analogie avec le concept d'Howard Becker), Nesrine et Souad sont perçues comme les héritières de cette "déviance" et cherchent à s'émanciper de ce modèle. Les trois femmes sont à la quête de leur propre acceptation dans une société qui les voit pourtant évoluer et qui recherche plus que jamais la conformité à une "identité", encore faut-il démontrer que la société n'existe qu'à travers une seule et unique identité. Le semblable, oui; la différence, non: tel est le mot d'ordre qui tend à régir l'intégration en France.


Face à ce constat, Fatima est une femme poète et philosophe dans un quotidien régi par la lutte physique et symbolique, réelle et psychologique. Son interprète, Soria Zeroual, est indéniablement la véritable révélation du film: découverte au sein d'une association dans un quartier populaire, elle est incroyablement juste et vraie, sa sincérité est désarmante; son naturel imparable (une nomination au César de la meilleure actrice, pour ce premier rôle exceptionnel, d'une force sans nom, serait d'ailleurs amplement méritée). La découverte des magnifiques textes qu'elle écrit en langue arabe (à partir desquels le film a été inspiré, puisque Fatima existe) nous donne une leçon de vie, un véritable cours d'optimisme, dont l'oeuvre ne manque d'ailleurs pas. Fatima donne espoir. Fatima nous incite à nous battre, à ne jamais perdre le courage ni la force qui sont nôtres. Fatima nous renvoie à nos propres préjugés, sans nous culpabiliser loin de là, Philippe Faucon préférant justement l'indicible et amenant le spectateur à se questionner lui-même. Plus que jamais, Fatima est une oeuvre nécessaire dans une société où la lutte contre les discriminations a encore un long chemin devant elle, qui nous montre que les "Fatima" sont nombreuses, et elles ont droit à la parole. Elles ont une voix qu'il faut écouter attentivement. Elles sont elle aussi la société française, ce qui fait le ciment du pays des droits de l'homme, des libertés et des valeurs démocratiques. L'intégration n'est pas un processus à sens unique, elle résulte d'une double volonté: celle de ceux qui viennent (volonté hautement sincère et réelle) et celle de ceux qui accueillent (et qui manquent de volonté d'accueillir l'autre dans ses valeurs et dans ses différences). Fatima est un bijou d'intelligence et de finesse, une leçon de vie, une philosophie de notre temps et de notre société, un véritable retour sur nous-mêmes et sur notre acceptation de l'autre.

rem_coconuts
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le 29 oct. 2015

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