Héros (2007), le premier et précédent long-métrage de Bruno Merle, fait partie de ces films qui sont parvenus à diviser complètement l’avis de la critique et celui des spectateurs. Lorsqu’il a été présenté pour la première fois lors de la semaine de la critique au festival de Cannes, le film avait été plutôt apprécié par les critiques, ces-derniers louant l’originalité du scénario et son côté subversif. En revanche, ce sont là des éléments qui n’ont pas plu aux spectateurs. Il faut dire aussi que voir Michaël Youn dans le rôle d’un chauffeur de salle qui ne supporte plus qu’on l’enferme dans une case, qu’on le catalogue comme un mec « drôle », et qui décide d’enlever un chanteur bien connu afin d’attirer le regard sur ses revendications, cela pouvait rebuter le spectateur. Ce rôle est tellement à des années-lumière des rôles qu’interprète Michaël Youn habituellement que, là où la critique semblait apprécier le film, le public n’a pas suivi, préférant voir leur clown national faire des pitreries plutôt que de le voir s’interroger sur sa propre condition d’artiste. Comme le personnage qu’il interprète, Michaël Youn s’est vu piégé par l’image que le public lui a collé, et ce sera là la dernière fois qu’il cherchera à donner une certaine profondeur à sa condition au cinéma.


L’échec du film a également beaucoup touché son réalisateur, plus encore que Youn, et forcera ce-dernier à s’éloigner du cinéma pendant une durée conséquente de treize années. Entre-temps, il travailla sur le scénario de plusieurs séries télévisées, mais ce n’est qu’en 2020 que Bruno Merle refit surface, d’abord avec la co-écriture du scénario du dernier film de Michel Hazanavicius, intitulé Le Prince oublié (2020), puis avec la réalisation de son film Felicità.


Avec ce film, on suit les pérégrinations d’une famille composée de Timothée et Chloé, le père et la mère, ainsi que leur enfant, la jeune Tommy. Cette famille a un train de vie assez particulier, car les membres de celle-ci vivent au jour le jour, s’affranchissant de tout attachement matériel trop superflue, ne comptant que sur leur solidarité en tant que famille. Seulement, lorsque Tommy demande à ses parents d’effectuer sa rentrée au collège en toute tranquillité, leur train de vie risque de changer du tout au tout.


Il est étonnant de la part de Bruno Merle, dont le précédent film adoptait un ton sérieux, voire sombre, durant quasiment tout son récit, d’aboutir à un autre film beaucoup plus léger comme Felicità. Cette légèreté passe par plusieurs éléments : elle passe par l’alchimie qui réside entre les trois personnages principaux, très attachants, qui se ressent également au sein du trio d’acteurs tout à fait talentueux, composé de Pio Marmaï pour Timothée, Camille Rutherford pour Chloé, et Rita Merle, la fille du réalisateur, qui interprète avec brio la jeune Tommy ; par la photographie, simple mais sacrément efficace lorsqu’il s’agit de mettre en valeur des décors naturels d’une grande beauté ; par ses thématiques abordées, dont la principale serait le refus de la normalité dictée par certains codes sociaux, et la volonté d’accéder à une forme de liberté (on pense alors à Captain Fantastic (2016) de Matt Ross) ; également par la courte durée du long-métrage, ce-dernier ne faisant qu’1h22, et par le sentiment d’assister à une petite et agréable aventure d’été qui s’en dégage. En somme, c’est un film qui se regarde, et se revoit, très facilement, et qui aura tendance à plaire à une grande partie du public.


Et pourtant, derrière cette apparente légèreté se cache une certaine complexité que le film ne parvient pas toujours à maîtriser. Si, durant sa première partie, Felicità parvient à laisser planer une certaine simplicité efficace, sa deuxième partie aura tendance à multiplier les pistes, quitte à donner au spectateur le sentiment que le scénario se perd. Dommage, car ces mêmes pistes ne sont pas inintéressantes à explorer dans le cadre d’un récit qui interroge sur la question du refus de la normalité, et sur les choix que cela implique.


Par exemple, le spectateur se rend vite compte que cette volonté de liberté n’est basée que sur une impossibilité d’accéder à la normalité, dû au passé de Timothée. Le train de vie mouvementé de la famille devient alors plus une obligation qu’un véritable choix. Néanmoins, malgré ces contraintes, il demeure quelque chose qui reste immuable dans la relation qu’entretiennent Timothée et Chloé avec leur fille : c’est cette volonté de transmettre à Tommy des valeurs de simplicité et d’acceptation de soi. Ce n’est pas pour rien que, lorsque Timothée passe un film à sa fille, il choisit de lui montrer Freaks (1932) de Tod Browning, dans lequel les personnages étaient, eux ici, considérés comme étant en dehors de la norme. Mais cette leçon que les parents tentent d’inculquer à leur fille n’empêche pas cette-dernière d’effectuer ses propres choix. Cela passera par son choix d’effectuer une rentrée scolaire tout à fait normale, ou encore celui de porter un casque anti-bruit, afin d’échapper, pour quelques minutes, au quotidien rythmé et bruyant dans lequel ses parents l’ont immiscé. Finalement, et bien qu’elle prétende le contraire, elle voudra y goûter, à cette normalité.


Bien que le film soit un peu trop sage à mon goût (surtout quand on le compare au précédent long-métrage du réalisateur) et qu’il se perde lors de brefs instants dans la seconde partie, Felicità n’en demeure pas moins un vrai petit moment de bonheur. Après treize années de silence radio, Bruno Merle est parvenu à revenir avec un film généreux, captivant et d’une bienveillance exemplaire concernant la relation de filiation entre des parents et leur enfant. En espérant que nous n’ayons pas à attendre treize ans de plus avant de voir le prochain film de Bruno Merle.

SwannDemerville
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le 4 janv. 2021

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Swann

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