Théâtre de l'Odéon à Paris, le 20 mars 1995 : les danois Thomas Vinterberg et Lars Von Trier proclament le « dogme95 ». Ce « vœu de chasteté » est une réaction à la mainmise des superproductions hollywoodiennes sur les normes esthétiques du cinéma actuel. Les films de ce courant devront être tournés sur place, sans accessoires ou décors supplémentaires. Aucun son ne doit être ajouté en post-production, la caméra doit être portée à la main, les éclairages et effets spéciaux sont bannis. Il s'agit de créer des films ad hoc, sans artifices de cinéma. Vinterberg et Von Trier entendent lancer un mouvement européen et ils auront quelques suiveurs, jusqu'à ce que le délire se tasse, quelques années avant que leurs géniteurs annoncent rompre avec leur propre dogme (à l'occasion du 10e anniversaire).


Les premiers représentants sortent en 1998 : Festen de Vinterberg ouvre la marche, Les Idiots de Lars Von Trier, le plus connu et emblématique dans le registre, suit de près. Dès le départ les travers et l'impuissance de ce Dogme95 sont mis en évidence. Les Idiots vire carrément au canular, Lars Von Trier affiche ouvertement ses ambitions, son ironie et sa suffisance. Festen est plus tempéré et sincère. Contrastant avec la misanthropie corrosive de son camarade, Thomas Vinterberg paraît concerné par des engagements au fond plus complaisants avec la morale de son temps : comme La Chasse viendra le confirmer, ses cibles sont les émulations ou les apathies du petit peuple comme des bourgeois, lorsqu'ils protègent par leur silence, leur conformisme ou leur médiocrité les vrais prédateurs cachés sous le vernis de la respectabilité ou simplement soutenus par le statut et les habitudes.


La révélation de Christian marque le véritable lancement du film, après une exposition pleine de redondances (à la rigueur, les portraits sont plus croustillants que profonds). Avec son accusation impromptue s'ouvre la croisade contre le patriarche. Impulsée par le 'sensible' de la fratrie, elle reçoit le soutien des domestiques mais se heurte à un mur d'inerties, puis des résistances toujours plus actives. Le maintien du déni trouve ses vigiles les plus impliqués chez ceux qui rejoignent Christian soit en tant que victimes des faits énoncés, soit par leur génération. L'enrobage amateur sert à tailler une tragédie comme si elle était prise sur le vif (par exemple, un symbolisme ostentatoire est présent - avec l'eau). Vinterberg veut placer au milieu des vidéos de familles tournées en 8mm une intrus empoisonnée, donnant toutes les clés des horreurs profondes avant même qu'elles ne soient affirmées clairement : les petites vannes morbides de papy le gâteux soulignent un atavisme.


Sans ce paroxysme en ligne de mire, Festen s'effondrerait très vite. Si les turbulences des retrouvailles sont divertissantes à l'ouverture, la proximité créée n'est pas gage d'intensité. Souvent ces improvisations chiquées ne sont pas plus 'remplies' que des improvisations authentiques : les effusions sont crédibles mais l'obscénité lasse a quelques longueurs d'avance sur une quelconque fraîcheur liée aux procédés. Festen flirte parfois avec le pseudo-vomis parsemé d'éclairs d'intelligence ; dans ses pires moments, il s'avère un produit putassier, random et sans grande logique, meublant avec opportunisme. Finalement le malaise vient principalement de ce formalisme extrême (avec quelques contorsions pour s'évader de la linéarité à remous sans abîmer le Dogme). Le combat contre le mensonge sert à ajuster cette 'caméra à l'épaule' en connivence avec la bouillie, lui donner des chairs et quelques fulgurances à absorber, puis un challenge tragique pour donner du plomb à ses caractères.


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le 1 août 2015

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