Extension du domaine de la lutte

Foxcatcher, prix de la mise en scène à Cannes, est le troisième long-métrage du cinéaste américain Bennett Miller. Après le magistral Truman Capote (2006) et le moins réussi Le Stratège (2011), le réalisateur poursuit son œuvre en procédant une nouvelle fois à partir de faits réels. Si on aurait pu craindre, au vu des nombreuses et abjectes histoires labellisées «Histoire Vraie », que le film ne soit qu’un simple récit calibré pour les larmes et les Oscars. Il n’en est rien, Foxcatcher est un chef-d’œuvre.


 La base du travail de Bennett Miller est donc une histoire vraie, un fait divers sordide survenu au milieu des années 90 aux États-Unis mais dont le début date de la fin des années 80. Il est question des frères Schultz, Dave et Mark, lutteurs hors pairs tous deux champions olympiques et de John du Pont, « auteur, ornithologue, explorateur, philatéliste » et surtout riche héritier. Du Pont propose à Mark d’emménager sur sa propriété afin de mettre en place un camp d’entraînement en vue des Jeux Olympiques de Séoul en 1988. Dès lors il s’agit pour Miller de s’intéresser aux relations nouées entre les deux hommes puis d’observer leurs évolutions lorsque le milliardaire fait valoir son envie d’inviter Dave à Foxcatcher.
Pour voir et pour apprécier *Foxcatcher* il n’est pas nécessaire de connaître le fait divers dont est tirée l’histoire car dès les premières images, ou dès la bande-annonce, on sent que cela ne peut se terminer bien et ce à tout point de vue. En effet, on nous montre successivement la solitude de Mark qui contraste avec l’entourage présent autour de son frère Dave puis l’immense demeure sans vie de John du Pont. D’emblée, Bennett Miller pose donc le propos principal de son film, à savoir l’exploration de la relation qui lie les trois personnages principaux.
Dans un entretien accordé à Libération Bennett Miller déclare avoir voulu « contrôler le chaos » pour réaliser son film et on ne saurait trouver de meilleure formule pour caractériser ce chef-d’œuvre. En effet, la mise en scène de Miller est impressionnante de maîtrise, tout à sa place, chaque détail est important. À la mise en scène époustouflante s’ajoute une photographie magnifique, Miller filme merveilleusement bien les paysages dans des plans très rapides ainsi que la propriété de du Pont, tant l’extérieur donc que l’intérieur et ses innombrables pièces inutiles et ses couloirs interminables. Mais là où le film devient le plus intéressant c’est quand il prend à revers la maîtrise de la mise en scène au profit et tend vers la psychologie des personnages. Le chaos dans le contrôle et inversement.
*Foxcatcher* ne nous montre (presque) jamais les vrais sentiments de ses personnages mais laisse le spectateur seul juge et quoi de plus jouissif pour un spectateur que de voir le film qu’il désire voir et non assister à une séance guidée par un réalisateur qui aurait peur que son public puisse réfléchir. Ainsi Miller donne à voir le déroulement du fait divers évidemment romancé mais en prenant le soin de ne créer aucun réseau explicatif. On ne connaît pas les motivations des personnages, on a comme seules indices les paroles des personnages. Oui mais voilà, le film est surtout efficace dans ses non-dits, on en apprend plus dans les regards et les gestes que dans les dialogues. Et c’est à ce moment précis que ce déploie toute l’ampleur et la puissance du film de Bennett Miller qui nous montre nos failles. Car si la possibilité d’empathie et d’identification est relativement réduite, celle de nous mettre mal à l’aise est bien réelle. Pendant tout le film on est tiraillé entre rire et malaise car il nous est donné à voir ce que nous vivons chaque jour et cela nous amène à nous interroger sur nos propres relations.
Si le film est aussi splendide et prenant c’est également dû à la qualité de la distribution. On a beaucoup parlé du trio d’acteurs et ce à juste titre tant ces derniers sont absolument excellents. Si tous géniaux, ils ont un autre point commun dans le film, la transformation. Steve Carell et son immense prothèse nasale qui lui donne l’air , littéralement, d’un rapace ; Mark Ruffalo méconnaissable avec cette barbe et ces cheveux en grand-frère protecteur (?) puis Channing Tatum qui est celui qui, finalement, a subi le moins de transformations physiques mais on remarque bien évidemment son corps de buffle et son regard bovin. De ce maquillage et de ces costumes, Bennett Miller tire le meilleur pour captiver le spectateur et le tenir en haleine durant les 2h14 du film.
*Foxcatcher* est un grand film sur l’Homme et sur les relations humaines mais il s’agit avant tout d’un film de sport. Miller récidive après *Le Stratège* (baseball) et s’attache donc une nouvelle fois au milieu sportif. Ici, la lutte exerce une sorte de fascination sur le spectateur, on nous parle d’un sport qui nous est pratiquement inconnu et on nous raconte l’histoire d’un champion de ce sport. Si la lutte est évidemment un prétexte pour Miller, il s’attache toutefois à filmer parfaitement les scènes de combats dans les championnats ou les entrainements. Ce ballet des corps vient apporter une contrepoids à l’aspect psychologique du film tout en éclairant certains aspects. Dès lors, le jeu physique de Channing Tatum apporte une nouvelle épaisseur à son personnage et permet d’entrevoir encore plus sa fragilité. La lutte est donc au cœur de l’intrigue du film et la salle d’entraînement donne lieu à des situations significatives. Bien entendu, tous ces corps masculins à demi-nus ne sont pas sans intérêts pour le réalisateur qui laisse des sous-entendus faire germer des idées dans la tête du spectateur sans jamais confirmer ou infirmer.
Oui, le film ne tranche jamais, si cela peut en rebuter certains, cela participe également de son charme. Dans un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma (n°707), Bennett Miller déclare ne pas avoir voulu donner d’aspect politique à son film. Or, force est de constater que le garçon est loin d’être ignorant et que, même s’il s’agit d’esquisses, il traite de la société américaine dans *Foxcatcher.* Nous reviennent en mémoire les scènes où Mark prend de la cocaïne, ou encore la célébration de du Pont par ses athlètes, les relations étroites avec l’armée et l’entraînement au tir. Plus encore que cela, la dernière du film est frappante, Mark pénètre sur un ring de MMA pendant que les spectateurs hurlent « USA USA USA ! ». De plus, l’histoire même racontée dans le film, le rêve américain ici transposé dans le domaine de la lutte viennent nous dire que si il y a une dimension politique dans le film, là-encore Miller la laisse en suspend, il ne tranche jamais mais il suggère toujours.
Bennett Miller nous donne à voir un miroir, un reflet fantasmé et fictionnel de nous-même. Plus encore : de nos sentiments et de nos pensées. Ainsi le film, outre sa beauté formelle, va davantage du côté de la psychologie des personnages sans jamais être explicite. On se retrouve alors face à un gouffre émotionnel tant ce film nous met en face avec la complexité des émotions dans les relations humaines. Bennett Miller, toujours dans Libération : « Je veux être un explorateur, naviguer sur un océan inconnu sans jamais être sûr que le monde est bien sphérique ou s’il existe, quelque part, un précipice sans fond. ». Avec *Foxcatcher* et à la manière d’un grand écrivain, Miller regarde l’abîme d’en haut et le scrute. Il nous livre le meilleur film de ce début d’année 2015 et sans doute une de ces merveilles du cinéma américain de ces dernières années.
aaxl
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le 14 févr. 2015

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