Foxcatcher ou comment réussir un film en partant de très loin

Ce long-métrage est bien plus que l’adaptation d’un fait divers à sensation. Oui, bien sûr, il y a tout pour attiser la curiosité du grand public : un sportif de haut niveau, un milliardaire excentrique, un peu de mystère… Mais, la réussite de Bennett Miller est d’avoir su s’emparer de cette histoire pour en faire une critique acerbe de la société américaine toute entière en ce milieu des années 1980.

La lutte est ici une métaphore pour symboliser l’emprise d’une personne sur une autre. Cette personne n’a pas besoin d’être plus forte que l’autre, elle doit juste savoir comment procéder pour avoir l’ascendant sur l’autre.

Mark est beaucoup plus fort physiquement que son grand frère Dave, mais il ne sait pas comment procéder pour avoir l’ascendant sur lui sur le tapis. Il doit faire face au même problème dans sa vie personnelle : son grand frère a l’ascendant sur lui et il ne sait pas comment s’en défaire. Il s’agit certes d’une emprise positive et son grand frère lui veut du bien, mais il ne parvient pas à s’émanciper.
Lorsqu’il croit pouvoir le faire, grâce à John du Pont, il s’aperçoit rapidement qu’il doit à nouveau courber l’échine. Non pas que John du Pont soit particulièrement charismatique, mais son argent est amplement suffisant pour lui assurer l’ascendant sur les autres.

On ne se défait pas facilement de ses démons et Mark reproduira donc le même éternel schéma avec John du Pont, son frère ou plutôt père de substitution.
L’argent de du Pont pouvant tout acheter, il en viendra même à tenter d’acheter le frère aîné, Dave, dont il sent le charisme inné. Le pouvoir de l’argent étant plus puissant que le talent, Dave finira par s’en accommoder bon an mal an. Dave en fera les frais et sera condamné à reconnaître l’ascendant de M. du Pont sur lui-même lors d’une scène ahurissante d’absurdité.

Ici, toute la société américaine reaganienne est mise à nue en un clin d’oeil : le pouvoir de l’argent corrompt, on le sait depuis toujours (on achète quelqu’un en échange de quelque chose), mais ce que l’on sait moins, c’est que l’argent peut faire passer des pantins pour des marionnettistes. John du Pont, ridicule fils à maman complètement névrosé, devient par le seul pouvoir de l’argent le mentor de sportifs accomplis, charismatiques et intelligents.
Mark, quant à lui, ne parvient pas à s’émanciper de ces personnages charismatiques. Il n’est pas encore un adulte fini. Il ne parvient pas à s’exprimer, à donner son avis. Sa colère, il l’exprime physiquement contre lui-même ou contre des objets, car il ne sait pas, ou ne peut pas, communiquer.
Or John du Pont n’est pas le frère de Mark, il n’est pas même le père de substitution qu’il pensait sans doute trouver. Reste à savoir s’il réussira à s’accomplir personnellement et pourra atteindre son rêve en gagnant une deuxième médaille d’or olympique, cette fois sans son frère.

Bennett Miller a réussi une réelle prouesse en faisant des faiblesses potentielles du projet, les forces du film. Il en résulte une mise en scène assez surprenante où le spectateur est totalement perdu ne sachant pas à quoi se rattacher.
Ne vous attendez pas à trouver un fil conducteur narratif : il n’existe pas et d’ailleurs, c’est surprenant à écrire, mais c’est une totale réussite. Mark débarque dans la demeure magnifique de du Pont et après, tous les fils, qu’ils soient narratifs ou temporels, se relâchent.
Le spectateur ne comprend pas bien ce qui lui arrive, on ne voit pas les choses arriver : une scène printanière, un entraînement se passe et hop on se retrouve aux essais pour les JO de Séoul. Peu après, on passe en plein hiver, la neige a envahi la propriété et les relations entre les personnages ont évolué. Le spectateur n’est pas pris par la main et se retrouve aussi perdu que Mark, balloté entre ses démons et sa volonté de plaire.

Tout dans les intentions du réalisateur fait ressentir cette perte de repère. On passe, d’un moment à l’autre du film, d’une équipe à qui le succès est assuré, à un sentiment de trouble où tout semble perdu. Ce basculement se fait sans crier gare avec une virtuosité technique bluffante.
L’idée étant de ne rien fixer dans la parole : la complexité immense du discours n’est à aucun moment explicité au cours d’un dialogue ou par un dispositif de mise en scène trop voyant.
Ici, tout est subtile, sombre, trouble et, pourtant, si profond.
L’argent, le pouvoir, l’emprise familiale, l’Amérique, la violence, tous ces sujets sont traités dans ce film et pourtant rien n’est dit. Bravo pour cet exploit M. Miller.
Doc_Noodles
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le 3 févr. 2015

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Doc_Noodles

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