Plus que toute autre période de l'Histoire de l'Humanité, la Seconde Guerre Mondiale aura donné au Septième Art un nombre impressionnant de films en tous genres – mais de tous ceux que j'ai pu voir, et il y en a un paquet, je ne crois pas qu'il y en ait un plus étrange que ce Franz + Polina signé Mikhaïl Segal en 2006.


Le titre donne déjà la couleur : non je n'ai fait ni erreur de frappe ni simplification, il s'agit bien de Franz + Polina et non de Franz et Polina. Pourquoi ce signe de l'addition plutôt que la bonne vieille conjonction symbole du couple ? Mystère, le film ne l'expliquant jamais clairement, mais j'aime à penser que Segal conçoit ses personnages comme des objets, des numéros, de simples rouages d'une machine monstrueuse, et qu'à ce titre ils s'additionnent plus qu'ils ne se complètent – ce qui signifie qu'ils peuvent tout aussi aisément être soustraits l'un à l'autre… mais ce n'est que mon point de vue.


Cependant, au départ de ce film, Franz et Polina symbolisent effectivement deux entités distinctes et même théoriquement opposées : lui est un soldat allemand et elle une paysanne biélorusse, en pleine invasion de l'URSS par le IIIème Reich. Je dis bien "théoriquement", car passé le titre, F+P nous réserve sa deuxième surprise dès l'ouverture : un montage bucolique et kitsch au possible, sur fond de musique guillerette et avec un filtre si orangé qu'il en devient presque doré, durant lequel des enfants et de beaux jeunes hommes blonds se baignent et se prélassent au soleil, dans un décor plus slave qu'une peinture de Répine. Qu'y-a-t-il de si anormal, me demandez-vous ? Peut-être est-ce un flashback d'avant-guerre ? Eh bien non, puisque le soir tombant, les jeunes hommes sortent de l'eau et remettent… leurs uniformes gris de Waffen SS.


Le moins que l'on puisse dire, c'est que nous ne sommes pas dans Requiem dans un Massacre : ces SS-là sont sympathiques, polis, bien élevés, généreux, serviables, et à ce titre vivent en parfaite harmonie avec les villageoises ravies de pouvoir compter sur eux puisque leurs propres fils, pères et maris sont au front ou parmi les partisans. Et bien évidemment, au milieu de ce tableau idyllique nous avons les Roméo et Juliette locaux, Franz le gentil garçon à l'esprit peu militaire et Polina la paysanne au caractère timide mais bien trempé, dont l'amour est désapprouvé par l'adjudant du premier et la maman de la seconde.


Pas de quoi vraiment gêner les deux tourtereaux, jusqu'au jour où ce petit monde bascule et que Franz et Polina se voient contraints de choisir leur camp…


(Spoiler à partir de maintenant, jusqu'à mon verdict en fin de texte)


La rupture est incroyablement brutale, les SS se mettant à massacrer les villageoises du jour au lendemain, sans explication, bien que le traitement reste elliptique, la photographie du village en flammes rappelant davantage la très célèbre scène du Miroir de Tarkovski que le chaos sale, outrancier et quasi-médiéval du film de Klimov plus haut-cité. L'attitude de Franz est moins surprenante, puisqu'il tue son supérieur pour protéger Polina et sa mère, puis les protège dans leur cave pendant que ses anciens compagnons d'arme massacrent celles avec qui ils vivaient jusque-là en bonne entente.


Segal lui-même ne fait pas non plus dans la dentelle pour affirmer visuellement cette rupture : exit les tons dorés qui me rappelaient le rêve de Max au début de Dingo & Max (jamais je n'aurais cru que je mentionnerais cette merveille en parlant d'un film de guerre biélorusse!), place à la grisaille la plus totale pour le reste du film. Je ne vais pas cracher dans la soupe, car la deuxième est paradoxalement bien plus agréable pour la rétine que la première. Toutes deux ont de la gueule cependant, comme toujours dans le cinéma de cette partie du monde…


Il n'empêche, cela renforce notre impression que l'on est en train d'assister à un deuxième film – ce que Segal a clairement en tête, sauf que la partie "villageoise" dure une bonne demi-heure et est assez chiante car rien ne se passe outre les bluettes de Popo et Frafra. Je me félicite que le film se réveille soudain, mais la transition est si abrupte et si radicale que… oui, vraiment, c'est comme d'enchainer sur un autre film ! Oh, et mon pote Andreï Merzlikin fait une courte apparition, youpi…


Outre l'amélioration du rythme et de la photographie, c'est également là que F+P devient le plus intéressant, toute la séquence de la forêt étant extrêmement bien filmée et prenante – j'y retrouve un peu de la série allemande Dark de Netflix, le clou du spectacle étant cette incroyable scène de l'attaque des loups. Franz se retrouve submergé par sa peur et sa fureur, cette animalité ne le quittant pas même après qu'il ait chassé les loups et le poussant à faire l'amour avec Polina, ce qu'elle-même semble accepter pour le calmer et défouler sa propre peur plutôt que par véritable attrait mutuel. Le montage est particulièrement intense durant cette scène, pour un résultat qui dresse les cheveux sur la tête.


Malheureusement, c'est aussi le point culminant du film, car la suite est loin d'être aussi prenante. Je donne des points à Segal pour ne pas embellir la Grande Guerre Patriotique et pour l'aborder sous un angle original, celui des réfugiés et des collaborateurs, les fameux Vlassovtsy. Le problème c'est que personne, dans la galerie de personnes que le couple rencontre en cours de route, n'est particulièrement mémorable, et que le film se perd en dialogues ronflants lorsqu'il ne fait pas dans l'ostentatoire. Même l'intrigue poussant Franz à infiltrer une garnison allemande pour trouver des médicaments n'est pas aussi passionnante qu'elle aurait pu l'être.


La fin est assurément étrange – à l'avenant du reste du film, me direz-vous – et pose encore plus de questions sur ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, tant du point de vue du récit que de la réalité historique ; le scénariste prétend avoir rencontré les vrais Franz et Polina, vivant heureux dans l'URSS des années 60, mais si tel est le cas, pourquoi ne pas raconter leur histoire de manière plus réaliste et linéaire ?


Là est mon principal souci avec F+P : son caractère souvent hallucinatoire, irréel, ne paraît pas totalement assumé ; ou s'il l'est, alors il n'est pas toujours bien exécuté. Autrement dit, le film en fait parfois un peu trop. C'est notamment le cas au début : pourquoi insister à ce point sur les bonnes relations entre SS et paysans ? Pourquoi conférer un aspect aussi "carte postale" à ce pan de l'histoire ? Les dialogues souvent abscons n'aident pas, et le casting parait parfois un peu perdu. Adrian Topol et Svetlana Ivanova s'en sortent globalement bien, mais les yeux de merlan frit du premier et la moue de la seconde deviennent horripilants à la longue.


F+P ne caresse pas le spectateur dans le sens du poil et j'apprécie cela, de même que j'apprécie que le film préfère traiter de l'instinct de destruction inhérent à l'homme plutôt que de se contenter d'un bête Roméo et Juliette sur le Front de l'Est. Cependant, je pense que Mikhaïl Segal aurait dû faire preuve d'un petit peu plus de classicisme sur la forme, ou en tout cas de discipline, car ses parti-pris étranges et extrêmes peuvent parfois perdre le spectateur, surtout passée la première heure, le rythme n'étant pas toujours maîtrisé, loin s'en faut. Une jolie curiosité à découvrir, cependant.

Szalinowski
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le 23 avr. 2019

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