1935, aux confins de la Chine et de la Mongolie. Un fortin isolé de pierres et de rondins ; la double porte qui s'ouvre et se ferme précipitamment laisse entrevoir un paysage abrupt, sauvage, dangereux, balayé d’éclairages violents et de taches lunaires. Pour son ultime ouvrage, John Ford reconduit la dichotomie essentielle entre l'espace ouvert, horizon de toutes les menaces, et l'espace clos où se régénère le groupe américain civilisé. Davantage qu'en bien d'autres films du réalisateur, l’opposition scénique fonctionne ici de manière très marquée. Et c'est à partir de ce système binaire que se développe toute la nouveauté de Frontière Chinoise, terme d'une œuvre pléthorique et achèvement manifeste d'une évolution d'auteur assez radicale. Dès les premiers plans, feutrés, bruissants d’hostilité, chauffés à blancs, se dénonce un mode de rapports inhumains et se transmet une impression latente d’immobilité. Aussi les quatre femmes qui résident en cet endroit, et qui ont choisi l’altruisme au prix d’un refoulement total de leur personnalité profonde, sont-elles saisies dans une sorte de fixité hiératique correspondant à la nature de leur vie et de leur rêve. Soit Agatha Andrews, directrice autoritaire de la mission, cuirassant de piété excessive une vocation durement ressentie, qui croit avoir remplacé l’amour charnel par l’amour divin et s’aperçoit, en caressant les épaules nues de sa jeune protégée, que Dieu a tout de même laissé un grand vide ; son ombre, son fantôme, l’impalpable Miss Russell, couleur de fumée, affublée plus tard, quand révolte et irrespect la gagneront, d’un gigantesque imperméable ; Emma Clark, blonde adolescente objet de toutes les tendresses, jusqu’aux plus inquiétantes ; enfin Florrie Pether, mariée à un ersatz de pasteur timoré, et dont la nervosité de femme enceinte le dispute à la terreur des pillards.


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Arrive alors Mrs Cartwright, qu’interprète avec un charisme ardent la grande Anne Bancroft. Annoncée comme le médecin envoyé par le siège de Boston, elle est une puissance vive, franche, insoumise, injectée de force dans ce microcosme léthargique d’ordre et de rituels. Libre de ton, de conduite et de langage, à peine tolérée pour sa fonction, ferment de malaise plus intolérable encore d’être indispensable, elle se répand en ravages bienfaisants, en salubre dévastation. Avec ses bottes et son jodhpur, ses cheveux courts et sa cravache à la main, ses cigarettes et sa bouteille de whisky, avec sa sensualité androgyne, son impétueuse insolence, elle affiche un athéisme militant et iconoclaste que l'on n'aurait accepté que d'un homme en ce lieu. Elle n’est pas seulement celle par qui le scandale arrive mais bien plus l’élément extérieur qui fait prendre conscience aux autres que l’univers ne finit pas aux portes de l’enclos. Apparaissent également deux Anglaises chassées par les hors-la-loi, Miss Binns et Jane Argent, ainsi que Miss Ling, la silencieuse, l’absente, partout déplacée, peut-être descendante de princes chinois déchus. Lorsque surgissent les guerriers mongols, elle est arrachée au groupe dont elle n’était pas vraiment, vouée à toutes les humiliations, bafouée, molestée, devenue esclave et objet. Soit quatre + une + trois = huit. Il ne faut pas s’étonner de cette somme en contradiction avec le titre original. Il y a bien huit femmes rassemblées dans l’enceinte de la mission, sorte de métaphore féminine du fort militaire, mais l’une se trouvera toujours plus ou moins tenue à l’écart des autres : la doctoresse Cartwright qui choque ses compagnes par sa façon de parler, de s’habiller, de se comporter, de ne croire en rien, et Miss Ling en raison de son ethnie, asiatique au milieu des occidentales puis aristocrate avilie par les brigands. Toutes deux seront successivement choisies par le chef Tunga Khan, la Chinoise pour servir de putain à ses hommes, l’Américaine pour, marchandant son corps contre médicaments, nourriture et liberté, sauver les autres prisonnières.


Schéma fordien fréquent que celui où s’opposent, s’imbriquent, s’interpénètrent deux civilisations, deux mondes antagonistes ou étrangers. Ses héros ont bien souvent le statut équivoque des voyageurs, exilés, pionniers, indésirables. Ils vivent aux frontières, en marge, à la lisière du connu et de l'inconnu, dans la frange inconfortable qui sépare coutumes et transgressions, ordre et chaos, culture et nature. Frontière Chinoise montre précisément la résistance et l'écrasement de leur dernier carré. De progression sournoise en brefs arrachements, d'affrontements rageurs en frénésie contenue, la narration s'achemine en effet vers la résolution du danger, la matérialisation de l'ennemi. Et les efforts des missionnaires pour maintenir une façade digne tournent court devant la double intrusion de l'étrangère et des barbares. Confrontée aux évènements (épidémie de choléra, passage de l’armée régulière, arrivée des bandits), chacune est mise à l’épreuve, se sépare de la gangue commune, fait jour à des nuances subtiles qui acquièrent par contrecoup un éclat singulier. Ford ne se fixe pas sur l’une ou l’autre mais opère une série d’allers-retours et d’échanges, tout un jeu d’adoptions difficiles, de rapts et de reprises, de transferts et de passages, de fausses reconnaissances et de retrouvailles hypocrites. À l’exclusion d’un groupe correspond la captation, l’intégration par un autre. La substitution remplace l’addition, discrimination raciale et puritanisme dessinant le même visage de haine et d’interdit. Élue par Tunga Khan, admise à sa droite lors des jeux du cirque puis parée en courtisane orientale (robe d’infamie et costume de cérémonie), Cartwright crée par son absence un manque dans la collectivité. Aussitôt Miss Ling est rendue. Le sacrifice délibéré de l’une permet à l’autre de reprendre sa place et de restaurer l’équilibre : le chiffre sept est rétabli par interchangeabilité. Le mouvement du récit épouse ainsi un secret fascinant, une énigme irrésolue. Frontière Chinoise est comme filmé au futur antérieur : Cartwright aura sacrifié sa vie pour les autres femmes qui seront passées à côté d’elle en la comprenant sans lui parler. Temps des liens indicibles d’une communauté de femmes. Temps vrai d’un retentissement que le spectateur doit emporter avec lui. Temps magique d’un retrait discret qui, pour Ford, est un trait de génie.


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Il y a beaucoup à dire sur la manière dont le réalisateur contourne puis renverse les valeurs traditionnelles, lui qu’on s’est longtemps plu à cataloguer comme conservateur. Premier gouffre : l'ambivalence flamboyante du personnage principal, sans aucun doute l’un des plus superbes et émouvants de toute sa filmographie, et dont aucune caractéristique sociale, affective ou morale ne répond à des critères figés. Deuxième gouffre, perte de soi à l’orée de la civilisation : la sexualité féminine, celle que Freud appela terra incognita. Peu de spectateurs auraient parié le moindre dollar sur la probabilité de voir le cinéaste, grand dessinateur de cow-boys devant l'éternel, s’emparer d’un tel sujet. Or tout le film est baigné de ces émois, détours et frustrations, de la question du désir et du plaisir précisément nommés. Deux hercules se battent pour une femme, et ni code ni symbole ne viennent édulcorer la signification directe de la scène : leurs corps nus se roulent dans la poussière jusqu'à ce que mort s'ensuive, sous le regard de celle qui quitte le spectacle pour ne pas avoir à reconnaître le gagnant. Frontière Chinoise tisse la toile crépusculaire de la fin des certitudes, palpite douloureusement des derniers feux de la vie, du soleil des mourants. Une sûre et lente décomposition y gagne toutes choses. Le film dit clairement les joies mauvaises de la révolte, le plaisir pervers que procure la conviction de la défaite. Il libère une sorte de hargne sûre et méticuleuse, une violence exutoire, un acharnement soucieux de n’épargner rien ni personne, comme si l’animait la volonté d’en finir avec les simagrées, de jeter les masques, de revendiquer, au terme commun de l’œuvre et de la vie, l’audace des irrévérences et des blasphèmes définitifs qui parachèvent en pleine lumière, sans prudence ni précautions, la patiente entreprise de subversion menée par Ford au fil du vaste mouvement subversif que constitue la dernière partie de sa carrière. Son humanisme n’a d’égale que son amertume.


Tourné dans des couleurs nuancées, troubles et sulfureuses, le huis-clos exacerbe les tensions, dénude des rapports complexes, éclaire les évolutions psychologique des caractères par touches rapides, sans redites ni insistances : un mot, une plainte, un cri, une expression, un regard. Lors des séquences conclusives culmine la beauté des grandes cérémonies funèbres de l’écran. S'appuyant sur le fond religieux de la présupposée idéologie fordienne, certains ont tenté d'interpréter le geste de Cartwright de manière chrétienne, malgré le suicide ou à cause de lui : il s'agirait d'un don total de soi, du suprême amour. Éros et Agapé réunies, Judith transfigurée face à Holopherne, voilà bien une perspective tentante pour les spécialistes de la récupération. La grandeur en effet ne se situe ni dans les prêches (de Pether et de Mrs Andrews) ni dans les leçons apprises, elle est chez les humbles et dans les actions humbles. Mais l'accepter, c'est justement oublier le réalisme fondamental de la protagoniste voulant que son comportement individuel aboutisse à la mort. Que cette fin soit pessimiste ou optimiste (elle permet la survie de la congrégation, la naissance de l'enfant), peu importe. Un examen attentif montre une héroïne sereine, souriant fugitivement dans le couloir menant à Tunga Khan et au trépas. L’ultime hésitation renvoie à l'humanité et à ses ambiguïtés : Ford filme des êtres, non des idées. Elle boit le poison et son image s'estompe dans un admirable fondu au noir, avant que ne soit tranchée la dernière situation. Aucune dramatisation, aucun effet, juste un adieu vainqueur : "So long, you basterd." Le film se termine aussi brutalement qu’il avait commencé, préservant jusqu’au bout un regard qui n’a jamais cédé à la démonstrativité du discours. La caméra s'éloigne doucement, la lumière baisse, une femme va tomber mais on ne peut que le deviner. C'est notre imaginaire, l’humilité d’un mouvement réflexif qui a fait le tour des choses, c'est beau et triste, c’est le dernier plan de John Ford.


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le 5 sept. 2022

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