Remarque préliminaire : Good Time étant typiquement ce genre de film qui gagne à être découvert le plus vierge possible d’informations à son sujet, il est fortement conseillé de ne pas lire ce qui suit à ceux qui ne l’auraient pas encore vu. Un tort auquel, du reste, m’est avis qu’ils seraient bien inspirés de remédier au plus vite. Sur ce, commençons.


D’une façon étonnamment similaire au début du Dark Knight de Christopher Nolan, Good Time s’ouvre sur un long plan aérien se rapprochant lentement de la façade toute de verre vêtue d’un immeuble new-yorkais. Soit l’image-archétype d’un certain cinéma dit « du réseau » né avec le North by Northwest d’Alfred Hitchcock avant de connaître son pic paranoïaque dans les 70’s. Alors quoi, serions-nous en face d’un thriller politique ? Non, pas franchement. Mais le fait est que le quatrième long métrage de fiction des frères Safdie infuse régulièrement une réelle tension. De celles qui font monter le rythme cardiaque, en l’occurrence ici comme dicté par un fantastique score électro signé Daniel Lopatin (alias Oneohtrix Point Never) quelque part entre les expérimentations industrielles d’Hans Zimmer et les fameux synthés de Giorgio Moroder et Big John Carpenter.


Par ailleurs, s’il y a bien quelque chose de politique qui se dégage in fine des fiévreuses images qui suivent, ce n’est pas de façon directe, par le biais d’un discours par trop évident. Ici en effet, aucun propos type « ça devait arriver », aucune phrase sentencieuse placée dans la bouche d’un commentateur sorti de nulle part pour nous dire tout haut ce que penseraient tout bas les deux frangins cinéastes et leur co-scénariste Ronald Bronstein. Re-non ! En revanche, il y a dans Good Time de vrais personnages, genres losers intégraux. Et ceux-ci charrient avec eux un certain regard pour une fois posé sur une frange de la population américaine n’ayant que trop rarement droit au cadre. Ou alors, soit de façon ridiculement caricaturale, soit dans la rubrique faits divers de certaines chaînes d’info en continu. Et de fait, c’est sur le regard perdu, déphasé et presque éteint de l’un de ces fantômes du cinoche ricain contemporain (indé ou de studio) que le film enchaîne sur son deuxième plan.


Or, ce regard-là, c’est aussi celui de Benny Safdie, co-réalisateur du Good Time interprétant lui-même l’un de ses premiers rôles. Façon limpide de dire qu’il y a ici fusion entre la perspective adoptée par le film (presque toujours filmé à hauteur d’homme mis à part quelques beaux plans au drone) et le point de vue de ses deux principaux protagonistes : deux frères de galère, l’un déficient mental élevé par une grand-mère commençant à se faire trop vieille pour ces conneries (Nick), l’autre en marge de la société suite à un récent passage à l’ombre jamais explicite mais ayant clairement affecté sa personnalité (Connie). Aussi, lorsque que la caméra, d’abord particulièrement généreuse en gros plans détachant les visages de leur environnement, prendra finalement pour de bon ses distances avec ce-dernier, dans une plongée à 180° ramenant le personnage à l’état de chien fou prise au piège dans une sorte de Pac-Man grandeur nature, ce sera signe de fin du voyage. Parce que la force d’inertie du milieu l’emporte toujours sur les gesticulations désordonnées de l’individu en quête de liberté, semble conclure le film.


D’une certaine manière, l’imaginaire du réseau, du « système » telle une prison à l’échelle de la ville entière, est donc bien là lui aussi : d’un immeuble à l’autre, et d’une séparation à la suivante entre deux frangins dont les regards, bien qu’enfermés dans leurs cadres et formes d’autisme respectives, raccordent finalement. Mais seulement par les pouvoirs d’un fondu enchainé - ou serait-ce un raccord cut ? je ne sais plus - portant en lui l’idée que si l’un disparaît, c’est pour qu’enfin l’autre puisse apprendre à exister par lui-même. Et qu’alors seulement, comme on le lui propose dans la dernière scène, il puisse faire ses propres choix, mêmes si, handicap oblige, toujours un peu « drivé » par le système. Autrement dit, un mal pour un bien valant toujours mieux que d’être « abusé » par un frère qui, aussi bien intentionné soit-il, ne voit manifestement pas le mal qu’il fait autour de lui. Aussi le cœur vibrant de Good Time réside-t-il ici : dans cette histoire d’amour fraternelle entre le « pure » et le « damned » que chante Iggy Pop sur le générique de fin. Relation dont la fascinante ambiguïté n’égale que la saveur aigre-douce de son dénouement : là où le rêve libertaire de celui que Joshua Safdie qualifie de « romantic psycopath » est stoppé net par la réalité reprenant ses droits.


Quant au reste, ce qui enveloppe ce noyau dur transpirant la plus grande sincérité pour ne pas dire quelque chose de l’ordre du vécu, d’une forme d’autofiction à moitié délirée, c’est un certain type de naturalisme étrangement bien marié à l’onirisme le plus « acide ». Cette sensation de naturalisme trouble, en l’espèce, c’est le produit d’une écriture qui, quand bien même elle enfile comme des perles les situations les plus abracadabrantes (avec pour Everest de folie pure l’expédition à Adventureland), le fait en dégageant un tel sentiment d’authenticité, une telle qualité documentaire, qu’elle force l’adhésion du spectateur - ou du moins la mienne, peu intéressé que je suis par la question bateau de la vraisemblance au cinéma, faut avouer. Les personnages plus ou moins fous furieux rencontrés par Connie, leurs échanges avec lui, les répliques qu’il se balancent à la tronche, leur constante improvisation face à l’imprévu et autres pétages de plombs à répétition : tout fonctionne ainsi comme emporté par une sorte de maelstrom de cinéma vérité, comme un vortex emportant tout sur son passage, en bon produit d’un tournage parfois un peu guérilla et pas toujours très très légal sur les bords… Et pourtant, à chaque scène, un même schéma semble inlassablement se répéter, tel un leitmotiv malade.


À l’image de la formidable scène où il essaie de faire cracher de la maille à une petite-amie émotionnellement instable, le personnage de Robert Pattinson ne cesse de fait de provoquer et d’enchaîner ce même type de situations où, selon la loi des séries, à une première merde se greffe une seconde bientôt suivie d’une troisième puis d’une quatrième, etc., etc. C’est l’effet boule de neige. Phénomène sur lequel, invariablement, émerge un énorme brouhaha. Gros bordel inextricable au milieu duquel, envers et contre tout pronostic, notre antihéros semble pourtant toujours réussir à surnager. Comme s’il s’agissait d’un jazzman en constant bœuf, ou d’un bouzier magnifique faisant son beurre de toutes les merdes et autres failles de la société (dont par exemple le racisme latent de flics ne se posant pas trop de questions dès lors que tout semble pointer du doigt la culpabilité d’une personne de la mauvaise couleur). Aussi le personnage de Connie doit-il beaucoup de son super-pouvoir de fascination à cette très singulière capacité de survie et d’adaptation façon caméléon à la loi de la jungle urbaine. Ou le darwinisme des grands pontes de la haute finance appliquée à chaque seconde de la vie dans la rue, la plus concrète qui soit.


Or, si le personnage fascine tant, et le film dégage une si palpable énergie dans son sillage, c’est que Good Time, à l’issue d’un long travail de documentation sur le milieu carcéral et la façon dont il peut profondément refaçonner la personnalité des détenus, aura été pensé d’une manière bien précise. Comme ils l’expliquent ici et , il s’agissait en effet pour Joshua et Benny Safdie de concevoir une véritable expérience de cinéma chaotique, du genre que l’on prend comme un train en marche, sans exposition préalable ni aucune autre forme de politesse narrative. Un film qui, dès lors, serait sensé agir sur son audience selon le principe de la double détente : d’abord l’entertainment, l’ivresse de l’instant présent, l’effet roller coaster presque à la façon d’un blockbuster. Puis, dans un second temps, avec le recul et au fur et à mesure que le film infuse l’esprit dans les heures, jours et nuits suivant la séance, tout un tas de questions venant à germer dans notre tête. Que ce soit à propos des choix de vie des personnages et leur rapport à la société, de leur passé que l’on devine excessivement chargé, ou plus généralement de tous ces blancs dans le scénario que le film, n’ayant pas le temps pour ça, nous laisse libre de remplir comme ça nous chante.


De la sorte, même si le métrage et chacun de ses premiers rôles auront donné lieu à un conséquent travail d’écriture consistant à leur construire à tous de véritables backstories (dans le cas de Connie, par exemple, son séjour en prison aura été pensé comme point d’origine à son désir de « sauver » son frère) jamais il n’aura été question de céder à l’« explicationite », ou de mettre le récit en pause pour justifier quelque agissement que ce soit. Les réalisateurs préférant plutôt suivre au plus près les mésaventures de Connie, enregistrer les démentes impros d’un Robert Pattinson n’ayant définitivement plus rien d’un légume, et laisser le spectateur, plus ou moins en empathie avec le personnage, libre de le juger ou non. Et pour finir d’expliquer ce particulier mode de storytelling, Joshua Safdie de revendiquer l’influence de l’art dit « termite », concept du critique américain Many Farber ayant en 1962 théorisé une approche du médium se voulant la plus brute, sèche, directe et a priori dénuée d’ambitions culturelles possible ; par opposition à l’art dit « éléphant blanc », celui qui rechercherait la reconnaissance par une certaine façon de se regarder filmer et/ou discourir sur de grands sujets. Voilà pour le pourquoi du comment de la méthode Safdie.


Après, pour ce qui est de l’onirisme à proprement parler, de cette atmosphère surréaliste que commence à exhaler le film à partir du moment où Connie s’invite chez une famille de bons samaritains, c’est le résultat de choix esthétiques et musicaux ayant pour vocation de faire l’effet d’un véritable trip halluciné, d’un cauchemar tragicomique n’en finissant jamais, ou rien ne saurait être anticipé si ce n’est qu’entre deux voies, la priorité sera toujours donnée à la plus borderline. La photographie de Sean Price Williams et sa prédilection pour les longues focales floutant l’arrière-plan, bien sûr, est au centre de ce projet formel. Mais aussi son usage du 35 mm, dont la texture granuleuse donne presque un côté crade à l’image. Et ce alors même qu’en parallèle, les lumières virent régulièrement aux monochromes fluorescents, tendance Spring Breakers, et que les nappes de synthés en rajoute encore dans le côté hypnotique de l’ensemble. Résultat : le film paraît faire la synthèse entre, d’un côté, une mise en scène d’inspiration documentaire à la dureté assez typique du Nouvel Hollywood, et de l’autre, la sophistication de jeux de lumières tels que les réinventèrent certains cinéastes parfois qualifiés avec mépris de « publicitaires » au début des 80’s.


Et cependant, s’il fallait retenir un seul nom qui ne cesse de venir à l’esprit durant les 1h41 que dure Good Time, ce ne serait ni Harmory Korine, ni Michael Mann, Tony Scott ou encore le Martin Scorsese de Mean Street et After Hours, mais Sidney Lumet. Pourquoi ? Entre autres choses parce qu’outre l’évidente influence qu’exerce Un Après-midi de chien sur leur film, les frères Safdie semblent ici, comme l’auteur du Prince de New York dans les années 70 et 80, se faire un devoir de prendre le pouls de la rue new-yorkaise la plus quotidienne et, bien que par moments filmée sous néons, authentique qui soit. À savoir celle des junkys, dealers, ex-taulards et autres paumés, bien sûr, mais aussi celle des classes populaires, des travailleurs, de la communauté noire et d’une ségrégation économique qui, sans jamais prêter à commentaires ou leçon de morale, fait pourtant clairement partie du tableau. Good Time, une nouvelle fois, se faisant ainsi politique sans chercher à le hurler sur tous les toits. Ou comment capturer le zeitgheist d’une ville à un instant T plutôt que le paraphraser.


Bref, sans doute les élèves sont-ils encore loin d’atteindre les sommets gravis par le maître alors qu’ils bénéficiaient de toute une expérience du théâtre, de la télé et d’un certain nombre de « premiers films » derrière lui. Mais toujours est-il qu’on pourra difficilement leur reprocher d’avoir ici manqué d’inspiration formelle, d’audace dans l’écriture ou plus globalement de personnalité. Leur dernier effort constituant en tout cas déjà pour ma part l’une des plus belles, électrisante et habitée proposition de cinéma de l’année 2017. En somme, un film qui a de la gueule, du cœur et une âme. Soit trois éléments trop rarement réunis dans le morne paysage du cinéma indépendant made in USA pour se permettre de passer à côté. À savourer, se remémorer et revoir fissa, donc !

Toshiro
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le 18 sept. 2017

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