Incontestablement, pour celui qui ne connaît pas encore le cinéma de Tsai Ming-Liang, Goodbye, Dragon Inn peut sembler totalement abscons, déroutant, voire passablement ennuyeux. Il faut dire que notre homme cultive minutieusement sa singularité au sein du paysage cinématographique asiatique, à mille lieux des velléités purement commerciales des grandes firmes, cherchant notamment à retranscrire la solitude des êtres à travers un travail esthétique pour le moins radical (volonté d'épurer ce qui lui semble superflu (économie des mouvements de caméra et des dialogues, intrigue réduite à son minima, etc.) afin d'éveiller les sens à travers l'exploration pleine et entière de l'image (visage, lumière, texture, comme celle de l'eau notamment...)). Goodbye, Dragon Inn n'est certes pas son film le plus abordable, tant il sollicite l'attention et la vigilance du spectateur, mais il n'est pas loin d'être son film le plus beau pour celui qui se laisse gagner par sa poésie imagée.

Si ce film est particulier, c'est sans doute parce que sa raison d'être est pour le moins particulière. En effet, contrairement à des projets longuement mûris, Goodbye, Dragon Inn a été tourné dans l'urgence, en réaction à la fermeture d'une salle de cinéma. Une salle un peu particulière pour Tsai, puisqu'il y déposa ses caméras pour effectuer un tournage. Le film peut donc se voir comme une œuvre nostalgique, comme un “au revoir” adressé à un cinéma désormais contraint à disparaître (comme l'atteste la diffusion, lors du dernier soir, de Dragon Gate Inn, grand classique du wu xia pian). Mais on peut également le prendre comme un film réflexif, tant on sent poindre le regard critique d'un cinéaste sur notre rapport au septième art, questionnant notamment cette chine moderne où les multiplexes sans âmes en viennent à remplacer les cinémas de quartier.

Et c'est parce que le « cinéma » est aussi bien un art qu'un lieu (de vie), qu'il filme autant les interactions dans la salle et en dehors, s'attardant sur une faune dont le devenir semble soudainement incertain : mangeur de pop-corn, cinéphile avisé, projectionniste, ouvreuse infirme, ou encore homosexuel en quête de partenaire. C'est leur solitude qu'il capte, retranscrivant à l'écran ce désarroi tenace qui n'en finit plus de grandir au fur et à mesure que l'heure fatidique arrive : la fin du film, la fermeture de la salle, la mort d'un art avant tout populaire.

Des impressions, des sentiments ou des émotions qui deviennent redoutablement prégnants à l'écran grâce à la mise en scène très sensorielle de Tsai : le travail sur la profondeur de champ, l'esthétique de la lenteur et le jeu sur les cadrages vont permettre une immersion totale dans l'univers de ce cinéma, nous faisant visiter aussi bien la salle, les couloirs étroits que les toilettes, nous invitant surtout à porter notre regard sur ces êtres délabrés, ces errants hagards, qui traînent chevillée au corps leur solitude. L'atmosphère mélancolique est générée certes par de belles trouvailles visuelles, comme l'eau qui suinte des murs ou les lumières qui s'échappent des néons, mais également par un remarquable travail sur les sonorités (cigarettes qui se consument, bruit de pas, échos en fond sonore...).

« Sais-tu que ce cinéma est hanté ? ». Au bout de longues minutes de silence, cette phrase soudainement lâchée par l'un des protagonistes a bien sûr une valeur particulière. Les fantômes, ce sont tous ces êtres dont l'existence est intimement liée à ce cinéma, et qui sont, de ce fait, condamnés à l'oubli ou à la disparition. C'est ce qu'il évoque finement en plaçant des acteurs de Dragon Gate Inn parmi le public de cette dernière séance. À travers cette mise en abyme s'opère alors une étonnante communion : en faisant fi des époques et du temps, en rendant soudainement confuse la séparation entre fiction et réalité, le montage met sur un même plan, au cœur de l'image, personnages fictifs et simples spectateurs, à l'instar du guerrier de Dragon Gate Inn que l'on retrouve vieilli et pleurant devant l'écran. Nul besoin de mots, alors, pour évoquer le temps qui passe et les vestiges d'une vie que l'on laisse derrière soi. À noter que quelques années plus tard, Bi Gan tentera de prolonger l'expérience avec Un grand voyage vers la nuit, où une salle de cinéma permettra également une approche différente du réel et du temps.

Délicatement poétique, Goodbye, Dragon Inn est aussi bien l'expression mélancolique de l'expérience cinématographique, qu'une invitation à ne pas oublier les fantômes du passé et surtout l'écran sur lequel ils reposent.

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le 1 nov. 2023

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Procol Harum

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