Rien de tel qu'un Nanni Moretti pour se rassurer, se dire que le cinéma affiche toujours une sacrée santé, et continuer à croire en la vigueur et en l'intelligence de cet art lorsque bien des auteurs chéris affichent de sérieux coups de fatigue. Nanni prend son temps (cinq ans entre La Chambre du Fils et Le Caïman, autant entre Le Caïman et ce petit dernier), et c'est pour éblouir à chaque fois.


Après son formidable Caïman donc, et la charge incendiaire qu'il portait à Berlusconi, Nanni Moretti s'attaque au Vatican. Certains voyaient déjà le cinéaste déboulonner l'institution et tirer à boulets rouges sur la communauté cléricale ; c'est oublier que, comme tous les grands réalisateurs, Moretti n'aime rien tant que prendre les attentes à contre-pied et emprunter des chemins de traverse.


Notre homme est foncièrement laïc, profondément athée : première fausse piste. Il s'octroie ici le rôle savoureux d'un psychanalyste légèrement caricaturé, juste comme il faut, dépassé par les événements, contraint à une captivité forcée dont il va peu à peu prendre goût. Psychanalyse contre Église : sacré sujet, et deuxième fausse piste, ou plus exactement piste biaisée, appréhendée à revers, avec un sens réjouissant de l'ironie et une touche de burlesque bien de chez lui. Ces deux "religions", Moretti les renvoie dos à dos, mais pas tout à fait de la même manière. D'un côté, il octroie quelques coups de griffe bien sentis à une discipline qui se révèle impuissante à soigner le mal du Pape nouvellement élu, et dont la pertinence est mise à mal par certaines croyances absurdes (la psy et son obsession du manque de soins). De l'autre, il fait du conclave une réunion de vieux messieurs désemparés par la détresse et le doute de celui qu'ils ont choisi comme leur guide spirituel. Le cinéaste les regarde avec tendresse et amusement : des anxiolytiques dont se gave l'un d'entre eux jusqu'aux parties de cartes qui les occupent pour combler leur temps et oublier leur désarroi, le portrait est chaleureux, cocasse, compréhensif. Pourtant, le film se couvre en permanence d'une inquiétude latente, tenant moins de la crise de foi que de la peur de ne pas être à la hauteur des responsabilités qui nous incombent. Il suffit d'un plan sur Moretti, tête baissée, résigné dans sa chambre-cellule le premier soir, tandis que les lamentations d'un cardinal en plein cauchemar résonnent entre les murs, pour exprimer cette angoisse. Moretti c'est aussi une voix, un visage, un port, une stature à la fois anguleuse et fascinante : il a déjà bâti des films sur sa personne, et son charisme naturel suffit aisément à captiver le regard et l'attention, mais cette fois (comme dans son dernier film, où il cannibalisait néanmoins les dernières scènes, dans le rôle de son pire ennemi !) il offre à un monstre sacré le centre de gravité de son récit.


Au cœur du film, de sa problématique, le formidable personnage de Melville, que l'immense Piccoli, toute en rondeur hébétée, passive, porte à des sommets d'incarnation ahurie. Nulle crise de foi chez lui, seulement cette terreur blanche et paralysante face à la tâche qui lui allouée, ce gouffre tétanisant au-dessus duquel il se voit penché. Ses déambulations romaines, sa confrontation avec une altérité qu'il découvre, sa rencontre avec une troupe de comédiens jouant Tchékhov élargissent le film, qui s'offre alors une folle perméabilité, ouvre sur différents registres de réflexion tenant du principe d'incarnation, du rôle cathartique de la comédie, du poids de la mise en scène et de la projection publique. Melville récitant son discours dans un bus, entouré de quidams qui l'écoutent, perplexes et fascinés ; la troupe de cardinaux et de soldats suisses pénétrant dans le théâtre tandis que le public applaudit le pape en civil au balcon... Ces scènes, et bien d'autres, sont superbes, touchent le cœur d'un propos passionnant, qui synthétise et approfondit toute la thématique morettienne. Le film tire une dynamique particulièrement fructueuse de cette oscillation entre le pôle Moretti, bloqué dans l'enceinte du Vatican et ordonnateur d'une série d'occupations cocasses, et le pôle inquiet Melville, qui offre au récit de grands moments de dérive inquiète, nourrie d'une douce incertitude.


Le champ d'investigation politique de Palombella Rossa, le questionnement moral et philosophique de La Messe est finie, le goût de la chronique à l'œuvre dans Le Caïman semblent se réunir dans ce film riche et ample, mis en en scène avec une rigueur et une inspiration permanentes. Les compositions ornementales du conclave, avec ses robes pourpres somptueusement ordonnancées au milieu des tapisseries de la chapelle Sixtine, obéissent ainsi à un régime de représentation qui butte sur sa propre évaporation. C'est l'image saisissante et réitérée du cardinal qui recule sur le balcon de Saint-Pierre, se dissolvant pour ne laisser place qu'à un trou béant entre deux rideaux rouges. Vacance du pouvoir, absence que Melville n'est pas en mesure de combler. À cet égard, le final est incroyable, fonctionnant comme un écho à celui, terrible, du Caïman. Moretti formalise un effondrement : après celui de l'Italie, sombrant dans les flammes d'un fascisme larvé, c'est celui de l'Église qu'il exprime à travers le choix de son pape dépressif, redescendu, à l'instar de ses cardinaux, parmi les hommes.


Habemus Papam est drôle et triste, inquiet et émouvant, limpide et complexe : c'est l'œuvre d'un des plus importants cinéastes de notre époque, au sommet de son art, et pour moi l'un des grands films d'une année 2011 pourtant fertile en grandes et éclatantes réussites.

Thaddeus
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le 11 juil. 2012

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