Par Amélie Dubois

Il est curieux que Bob De Niro ait boudé les trois films de la compét' cannoise dont le sujet le concernait pourtant le plus : l'acteur, son pouvoir d'incarnation, réversible tel une veste en incarnation du pouvoir (Pater). L'habit (ou la peau chez Almodovar) fait-il le moine, ou en l'occurrence le pape ? Dans le film d'Alain Cavalier, il est simple comme un jeu d'enfant de revêtir une fonction, donc un rôle (d'acteur) dès lors que l'on endosse le costume qui lui correspond et que l'on croit à cette réalité, aussi virtuelle soit-elle. C'est cette croyance même qui est en crise dans Habemus Papam. Elle touche davantage à des enjeux de représentation, que de foi, même si les deux s'entremêlent fatalement, terrain vaticanesque et cinématographique oblige. Peut-être le cardinal Melville fuit-il, en hurlant, la mission papale qu'il se voit confier, pour la même raison que celle qui l'avait poussé dans sa jeunesse à se détourner du théâtre : il ne s'est jamais considéré comme un bon acteur. Ne lui reste alors plus qu'un rôle à trouver et à jouer, enfin : le sien.

Ce sujet magnifique, on ne peut mieux servi par l'immense Piccoli, Moretti ne le traite, hélas, que partiellement, la faute à une mise en scène faiblarde, souvent illustrative, par exemple quand elle surligne platement la monumentalité des lieux pour indiquer le poids de la tâche qui incombe au nouveau pape. Idem pour la musique, traductrice horripilante de l'émotion du vieux Melville en fuite, qui l'enferme dans une bulle mélancolique artificielle là où on attendait une véritable mise à nu. Alors qu'une belle matière s'offre au cinéaste et à son personnage - la redécouverte de lui-même et du monde, le réapprentissage d'un regard -, celle-ci n'est appréhendée qu'en surface, du bout des doigts. La déception sur ce terrain-là est d'autant plus grande que le film laisse entrevoir une piste très personnelle et passionnante. Impossible de ne pas voir dans ce flottement identitaire un lien avec le parcours de Moretti et la manière dont il se (re ?)positionne dans le cinéma après sa consécration cannoise. Cette résonance est d'autant plus frappante qu'Habemus Papam brasse clairement plusieurs motifs du cinéma de Moretti : le couple divorcé du Caïman, cette fois-ci en arrière-plan, un psy mis à l'épreuve (plus légèrement que dans La Chambre du fils), la foi face au monde (La Messe est finie), le sport et l'amnésie (Palombella Rossa) puisqu'il y est question d'un match entre cardinaux et d'un black out de Melville concernant sa jeunesse. Le film pose une question qui concerne finalement autant Moretti que son personnage, celle de sa place par rapport à une autre institution, cinématographique, qui l'a absorbé (sa direction du festival de Turin) et un peu coincé dans les mailles des films à grands sujets et au sentimentalisme collant (voir l'horrible Caos calmo dont il est le scénariste et l'interprète principal). Bref, lui-même semble assumer une fonction pesante, à l'instar de ce cardinal élu pape mais aussi du psy qu'il interprète, qui n'est autre que le meilleur de Rome !

Dès lors, une hypothèse nous démange : Habemus Papam exprimerait le vœu secret de super Nanni de prendre la tangente, de changer de tailleur pour en découdre avec ses habits trop grands et importables de cinéaste palmé. Le pari n'est qu'à moitié tenu. Il semble plus facile à Moretti de détrôner ses personnages que de renoncer à son propre trône. D'où ces effets de mise en scène attendus sur l'écrasement, la solitude et la mélancolie du malheureux élu dont, au fond, le cinéaste ne semble pas avoir grand chose à dire. Heureusement, la poésie et le mordant du Moretti que l'on aime reviennent par la petite porte, lorsque le cinéaste fait un pas de côté et se glisse dans les coulisses de cette crise pour s'intéresser à des petites turbulences identitaires hautement jouissives et inspirées, pas aussi anecdotiques qu'elles en ont l'air. Dans ces à-côtés, les rôles de chacun sont bousculés, deviennent interchangeables et un peu fous, de diverses manières. Il y a ce comédien de théâtre, observé par Melville, qui répète du Tchekhov et finit par se prendre pour son personnage. Il y aussi cet homme qui devient la doublure du pape en son absence, et dont les guetteurs de la place Saint-Pierre voient passer la silhouette devant les fenêtres de ses appartements. Autre variante : coincé au Vatican jusqu'au retour du pape fugueur, le psy n'aura pas l'occasion d'exercer son métier mais à la place - ironie du sort - celle de se glisser malgré lui dans la peau d'une sorte de confesseur condamné à respecter la loi du silence. Enfermé dans un rôle qu'il ne peut réellement jouer (soit parce que quasiment tout le Vatican assiste aux entretiens du pape, soit parce qu'il n'a plus de patient), il se prend du coup à un autre jeu en devenant d'abord un redoutable joueur de cartes (la scène la plus drôle reste celle où il détourne l'attention de ses partenaires en leur racontant, bon acteur, son divorce et les bat à plate de couture) puis un arbitre de volleyball excité et autoritaire. Moretti reste très fort quand il s'agit de distiller son (mauvais) esprit de compétition, déplaçant l'affrontement attendu entre deux institutions - religieuse et psychanalytique -, sur un terrain sportif : il préfère les faire se renvoyer la balle au sens propre via un hilarant match de volleyball entre cardinaux. Nul doute, ce terrain de jeu-là lui va comme un gant.
Chro
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Chro : Top 10 cinéma 2011

Créée

le 29 août 2014

Critique lue 367 fois

Chro

Écrit par

Critique lue 367 fois

D'autres avis sur Habemus Papam

Habemus Papam
Aurea
7

Panique au Vatican

Les pourpres et les ors pour élire un nouveau pape, transformant en Saint Père un vieux cardinal simple et discret interdit par une telle consécration. Panique au Vatican, fuite et subterfuges pour...

le 12 sept. 2011

71 j'aime

24

Habemus Papam
Torpenn
7

Je n'ai pas envie de lui chercher des crosses...

Ca faisait pas mal de temps que je n'avais pas pris autant de plaisir devant un film récent, moi... Alors que je pensais ce bon Nanni mort et enterré depuis dix ans (mon Dieu !... L'horrible Caïman...

le 20 sept. 2011

57 j'aime

58

Habemus Papam
Grard-Rocher
8

Critique de Habemus Papam par Gérard Rocher La Fête de l'Art

Le Vatican est en effervescence, le Pape est décédé. Les fidèles par milliers envahissent la Place Saint-Pierre afin de découvrir le nouvel élu. C'est à l'issu du Conclave que le monde connaîtra le...

48 j'aime

14

Du même critique

Les Sims 4
Chro
4

Triste régression

Par Yann François « Sacrifice » (« sacrilège » diraient certains) pourrait qualifier la première impression devant ces Sims 4. Après un troisième épisode gouverné par le fantasme du monde ouvert et...

Par

le 10 sept. 2014

42 j'aime

8

Il est de retour
Chro
5

Hitler découvre la modernité.

Par Ludovic Barbiéri A l’unanimité, le jury du grand prix de la meilleure couverture, composé de designers chevronnés, d’une poignée de lecteurs imaginaires et de l’auteur de ces lignes, décerne sa...

Par

le 10 juin 2014

42 j'aime

Broad City
Chro
10

Girls sous crack.

Par Nicolas Laquerrière Girls sous crack. Voilà la meilleure façon de décrire Broad City, dernière née de Comedy Central (l'historique South Park, l'excellente Workaholics, etc), relatant les...

Par

le 4 août 2014

30 j'aime

1