Une fois de plus, le palmarès cannois aura donc raté le véritable grand film de la compétition. Mais qu'importe, si ce Happy End n'est peut-être pas considéré à sa juste valeur aujourd'hui, il sera sans doute perçu dans une vingtaine d'années comme le film central de la filmographie d'un cinéaste aussi talentueux que sulfureux, et donc les émules médiocres envahissent peu à peu la croisette (dont le palmé Ruben Östlund et son Square, bien plus bête, méchant et stérile que n'importe quel film du maestro autrichien). Et pour cause, Happy End est à la fois une synthèse parfaite des thèmes développés par Haneke depuis près de 30 ans et une réinvention de la formule qui lui avait permis de triompher à Cannes tout en livrant un de ses films les plus discutables avec Amour, dont la précision chirurgicale dans le traitement de l'agonie d'un couple était aussi virtuose que moralement très discutable.
Les premières images capturées sur un smartphone rappellent ainsi Benny's Video, tandis que le personnage de Georges, campé par un Jean-Louis Trintignant aussi vulnérable que féroce, fait quant à lui écho aux thèmes d'Amour et que le tableau d'une bourgeoisie française et de ses cauchemars enfouis fait clairement penser à Caché. Pour autant, la démarche du réalisateur autrichien n'est pas celle d'un pot-pourri ou d'un best-of, mais bel et bien d'une articulation virtuose de ses obsessions récurrentes. Il ne faut ainsi pas voir dans Happy End un film moraliste comme pouvait l'être Funny Games dans sa manière d'interpeller le rapport du spectateur à la violence, mais bel et bien une forme de bilan désabusé, où Haneke semble autant questionner le spectateur que son propre cinéma. Paradoxalement, il règne ainsi une certaine forme d'équilibre serein dans la manière dont le réalisateur déploie son propos, beaucoup plus subtile et dangereuse que celle d'Amour ou de La Pianiste. Dans tout le film chemine l'idée d'un mal souterrain, enfoui, et dont on ne perçoit que des bribes laissant entrevoir l'ampleur des non-dits et des secrets de famille. Plutôt que de disséquer à coup de hache le mille-feuilles de la décadence de ses personnages, Haneke fait ici du spectateur un véritable complice : sa caméra adresse ici de petits coups de coude attirant son attention sur des détails à priori triviaux pour reconstituer morceau par morceau le tableau de l'horreur de cette famille à priori tranquille, mais non sans histoires.
Ce qui est proprement brillant ici, c'est que le fatalisme inhérent à l'oeuvre d'Haneke est déployé dès le premier plan, représentation glaçante d'un comportement humain programmé à la seconde près. La déchéance n'est pas ici brutale et rapide, mais rétrospectivement prévisible : les personnages semblent en réalité déjà morts, rongés de l'intérieur par une violence extrême et un mal transmis de génération en génération. Il faut attendre la fin du film, et une scène de dialogue terrifiante entre le patriarche mourant Georges et sa petite-fille pré-adolescente Eve (exceptionnellement interprétée par la jeune Fantine Harduin, sans doute une future grande figure du cinéma français) pour comprendre que les personnages de Happy End étaient condamnés dès l'origine à la souffrance. Et que la maison cossue de la famille Laurent, bien que toute proche de la jungle de Calais, fait office d'un véritable purgatoire sans issue de secours, si ce n'est la mort. Pourtant, il y a presque chez Haneke une forme de compassion pour Georges et Eve, qui semblent les seuls à réaliser la véritable horreur en jeu et à chercher à s'en échapper. Sans être ni tout à fait tragique ni tout à fait comique, malgré la gravité des thèmes traités, Happy End est un constat terrifiant, à la fois intime et universel, de l'état d'une société dont l'auto-destruction est inarrêtable.
En somme, un chef d'oeuvre absolu.