Qui est le film ?
Avec Harvest, Athina Rachel Tsangari, figure de la « nouvelle vague grecque » aux côtés de Yórgos Lánthimos, quitte les espaces urbains et contemporains de Attenberg ou Chevalier pour se confronter à un récit rural. Adapté du roman de Jim Crace, le film prend place dans un village d'Écosse indistinct du XVIe siècle en pleine mutation, au moment où l’essor de l’enclosure bouleverse l’organisation villageoise. À première vue, le récit semble appartenir à la folk horror, cette tradition où un monde rural se confronte à l’étrange. Mais ici, l’horreur ne vient pas des rites ou de la nature, elle surgit de la rationalisation brutale du territoire par le pouvoir. En surface, Harvest raconte la fin d’un village, englouti par l’histoire.

Que cherche-t-il à dire ?
Le projet de Tsangari n’est pas de reconstruire un Moyen Âge pittoresque mais d’interroger la naissance d’un ordre moderne fondé sur la propriété, le quadrillage et la rentabilité. Le film place le spectateur face à un paradoxe : contempler la beauté d’un monde en train de disparaître tout en éprouvant la cruauté de sa destruction. La tension centrale se loge là : comment filmer une communauté dans sa cohésion et, simultanément, dans sa dislocation ?

Par quels moyens ?
La voix off de Walter Thirsk, interprété par Caleb Landry Jones, oriente le récit depuis une marge. Ni tout à fait intégré, ni pleinement extérieur, il observe la dissolution sans jamais la contrer. Ce choix déplace le film de la fresque collective vers une chronique de l’impuissance. Le spectateur est ainsi placé dans une position inconfortable : voir et comprendre, mais trop tard.

Chaque plan semble emprunté aux maîtres flamands, notamment à Brueghel : les couleurs saturées et froides, les gestes communautaires, l’abondance des détails. Mais cette harmonie picturale est minée par de petites dissonances, des ombres, des regards qui annoncent la fragilité de ce monde. La beauté n’est jamais pure, elle est hantée par son effondrement imminent. Le choix du 16 mm, confié au chef opérateur Sean Price Williams, donne au film une densité tactile. La granulation est un rappel constant de la rugosité du monde : mains calleuses, outils, poussière. Cette matérialité empêche toute idéalisation et inscrit la violence dans la texture même du cadre.

La mise en scène oppose les espaces ouverts du village, bruissants de sons et de vie, aux intérieurs glacés du manoir. Cette fracture visuelle incarne l’affrontement de deux régimes : un mode de vie organique et collectif face à une logique de domination individuelle. La nature elle-même se décolore à mesure que l’emprise du pouvoir s’affirme.

Les personnages sont traités comme des figures abstraites plutôt que comme des psychologies individuelles fouillées. Caleb Landry Jones (Walter), Harry Melling (le maître Kent) et les autres deviennent des opérateurs symboliques d’un mouvement collectif : on lit en eux les résistances, les complicités et les désirs de domination. Tsangari ne cherche pas à rendre chaque conscience transparente ; au contraire, elle préfère montrer comment les subjectivités se configu­rent à partir d’un espace commun
(la place, le champ, la grange) et comment elles s’alignent parfois contre un « autre » pour éviter de questionner le pacte social. Cette distance vers les personnages peut agacer mais elle est cohérente avec l’intention du film.

Personnage liminal, le cartographe dessine une carte qui ne vise pas la beauté mais la capture. Son geste transforme le paysage en surface quadrillée. Ce basculement visuel (du cercle organique aux lignes droites) condense la violence historique : un territoire devient un diagramme, les habitants des points. L’art se retourne en instrument de pouvoir.

La narration épouse d’abord le cycle de la moisson, scandé par des fêtes et des sacrements. Mais ces rythmes circulaires sont brisés par l’arrivée du seigneur Jordan. Le film bascule alors dans une temporalité linéaire, orientée vers la dépossession et l’exil. Ce passage du cyclique à l’irréversible exprime le traumatisme de la modernité.

Sur l’adaptation : transposer Jim Crace implique de choisir entre la langue-malaise du roman (où la narration fait sentir la lente construction morale) et la puissance de l’image. Tsangari tranche en faveur de l’image-épreuve. Elle conserve la structure rituelle du livre mais traduit la parole en texture. Cependant le film ne « traduit » pas le roman mot à mot, il le convertit en expérience perceptive. Ce choix produit des gains (intensité sensorielle, immédiateté) et des pertes (perception parfois éclatée de la causalité, distance émotionnelle pour des spectateurs attachés à la psychologie).

Walter, toujours filmé en bordure, incarne la fragilité des existences prises dans la tourmente. Ses gestes (manger de l’écorce, se baigner dans une eau glacée) traduisent une animalité résiduelle, comme s’il cherchait à fusionner avec une nature déjà perdue. Le corps devient un archiveur de sensations menacées.

Le travail sur le son, souvent étouffé ou couvert de silences, oppose les chants et cris villageois au mutisme des espaces de pouvoir. Lorsque la voix de Walter se superpose à ces textures, elle se fait non pas un commentaire objectif, mais une plainte, une parole de survivance.

Où me situer ?
Mon admiration va à cette capacité de Tsangari à éviter l’illustration historique pour construire une fable politique qui résonne avec notre présent. J’admire la palette esthétique du film et ses affiliations avec la renaissance flamande. Mais je reste réservé sur la dernière partie du film, qui tend vers une abstraction peut-être trop insistante : l’errance de Walter, si belle soit-elle, finit par atténuer la puissance concrète de la critique.

Quelle lecture en tirer ?
Harvest est un miroir tendu à nos sociétés contemporaines. En montrant comment une communauté est détruite par une logique de possession et de rendement, le film interroge les racines profondes d’une crise toujours actuelle écologique, sociale, économique. On y voit ce qui continue à structurer nos vies : quadriller, comptabiliser, rentabiliser. En cela, Tsangari nous invite à penser ce que nous perdons lorsque nous cédons à cette logique, et à éprouver la mélancolie d’un monde commun qui s’éteint.

cadreum
8
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le 26 sept. 2025

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