Her
7.6
Her

Film de Spike Jonze (2013)

Par sa douceur mélancolique, sincère, touchante et très justement dosée, Her propose une expérience immersive qui vient questionner différents aspects de nos vies.


I- Le monde


L'intérêt de la fiction est parfois et souvent dans son effet miroir. En particulier dans la SF, qui aime bien dévoiler certains aspects de notre monde dans un réagencement futuriste de celui-ci. Ce film, bien que traitant d'une romance, n'échappe pas à la règle. Et c'est principalement de solitude dont il va parler.


Théodore est employé à rédiger des lettres pour d'autres personnes. D'emblée, le ton est donné. Le personnage, seul, s'ancre dans un monde faux, fait de biais factices, sans communication directe et sans chaleur humaine. Cette idée de l'illusion artificielle se trouve prolongée sur tout le film par la base de son histoire : la relation amoureuse avec un ordinateur prénommé Samantha.


Les possibilités de nos technologies actuelles déjà poussées sont ici amplifiées pour nous faire expérimenter les frontières du réel et de l'authentique. L'amour peut-il exister sous forme dématérialisée ? Peut-il passer par l'intermédiaire de la machine au point qu'elle en devienne l'objet ? Peut-on vraiment créer de toutes pièces un être vivant ou humain, et quelles en pourraient être les conséquences ? C'est ce qu'explore Her en premier lieu : Jusqu'où peut aller la simulation. Elle est poussée, dans cette relation intime et dense avec la machine, simple fabrication de l'homme, jusqu'aux limites de l'acceptable. Et elle semble n'avoir pas de frontières, puisqu'on y croit, nous spectateurs. Le film ne nous place pas qu'en témoins de cette aventure, il nous emporte avec lui en suscitant chez nous une grande empathie pour le personnage, et par la mise en scène d'une forte complicité entre l'humain et l'IA, à laquelle les deux acteurs principaux donnent vie avec superbe. Le robot, par la simple présence de sa voix et parce-qu'il en vient, comme lui, à questionner sa propre nature et existence, semble plus vivant qu'un humain. Et le rêve, plus fort que le réel. Voilà de quoi troubler. On s'imagine facilement vivre la même chose dans une situation similaire, et nous questionner tout pareillement. Le film met quelque-part à l'épreuve le rêveur, l'enfant ou l'artiste en nous qui se cherche une autre réalité. Ou d'autres formes de dépendance. Il nous questionne dans notre rapport au virtuel comme à l'imaginaire.


Cette dépendance, chez le personnage, surgit d'un état d'errance et de solitude premières. La mise en scène d'un personnage seul face au monde révèle souvent quelque-chose de fondamental chez l'être humain. Son impuissance, sa vulnérabilité, l'absurdité de son existence, qu'il cherche à fuir. Pas besoin ici, en guise d'appel-détresse, d'un personnage paumé dans la nature sauvage ou dans un désert. Le représenter seul dans la ville suffit. La douceur du décor, des apparences lisses, vient apparemment dissimuler la solitude bien plus crue, présente en creux au sein de cette société futuriste. Une constellation d'éclairages, c'est ce qu'on peut observer sur le côté ombragé de la Terre vue de l'espace. C'est là qu'il y a l'humain, en concentré, pourrait-on dire en le voyant. N'est-ce pas aussi là que se perd parfois l'humanité ?


Voilà le tableau dépeint ici : L'humain, capable de créer des systèmes de communication ultra efficaces, voire des formes d'intelligences artificielles... y trouve un moyen de s'asservir lui-même et de renforcer sa solitude.


II- L'humain


On se crée nos mondes comme des enfants qui ont peur de s'ennuyer, qui ont besoin de stimulis perpétuels. On se crée nos mondes depuis la nuit des temps : par les histoires. Les histoires qui rendent la réalité plus animée, colorée, attractive et riche en sens. Ici, on dépasse les frontières de la fiction, de l'histoire, du virtuel en créant un être avec qui on peut interagir. Mais sa nature factice s'avère troublante. Theodore entretient-il une forme de conversation avec lui-même, avec un rêve ? Imaginons un instant que c'est le cas.


A l'époque où on devient de plus en plus dépendant des technologies, où on a la possibilité de se plonger dans des œuvres de plus en plus immersives, ne peut-t-on pas délaisser un peu les rapports humains, l'expérience réelle ? Jusqu'où ira-t-on avant de poser des limites à cette lancée ? Et l'expérience réelle a-t-elle vraiment plus de valeur qu'une expérience factice ? Et où se situe la frontière entre ce qui est désigné comme réel ou factice ?


Le film montre l'humain en tant qu'il s'est dénaturé, éloigné des autres, de lui-même, de l'expérience réelle, et tente de plus en plus de s'enfermer dans un monde fabriqué, rêvé, au sein duquel il veut tout contrôler. Que cela soit par le virtuel ou par l'art. Pourtant, il reste l'animal qu'il est, avec son ego et ses émotions, ses peurs et ses attachements, nécessaires à sa survie. Ainsi que son comportement naturellement grégaire. Donc en proie à la solitude. Ainsi, à trop vouloir s'éloigner de notre nature animale, on en souffre. On s'enferme dans une forme de mensonge. La relation à l'IA ne repose fondamentalement sur rien de stable ni de durable. Quelque-part, on est seul devant l'oeuvre, et l'oeuvre ne nous trahira jamais. Elle est immortelle. Mais c'est un amour à sens unique. Elle nous parle, on l'écoute. Elle ne nous trahira pas car c'est un miroir, qui ne change pas, qui ne vieillit pas, qui ne meurt pas. Et qui s'adapte à nos propres changements.


Ce film n'apporte pas de réponse réelle, il porte une ambiguïté dans la relation de l'humain à sa propre création, ses dépendances et sa solitude. Mais il nous dit que si tu veux éviter la solitude, expérimenter et grandir, tu devrais peut-être éviter de t'enfermer dans une forme d'illusion et t'ouvrir au réel. Tel qu'il est, aussi parfois instable, imparfait, source de souffrance... Mais vrai.


Ici, ce n'est plus vraiment l'art qui vient révéler l'humain. C'est la machine, qui, conçue pour s'adapter à lui, finit par le refléter dans ses questionnements et désirs internes.


Le film est doté d'une atmosphère nébuleuse. Les couleurs, la musique, les lumières : tout est doux et épuré, comme si on voulait nous plonger dans une forme de simplicité et de paix illusoires. L'ambiance aussi est adoucie, dans la demi-teinte : on se trouve durant le film pris d'un mélange de joie et de tristesse, comme similaire à une forme de nostalgie. Cette nostalgie, c'est celle de Théodore par rapport à son ancienne relation amoureuse, qui essaie de combler le vide qu'elle a laissé en lui. Et nous on fait un peu pareil, en se plongeant dans un film ou n'importe-quelle forme de fiction. On essaie de combler une forme de solitude qu'on a tous, de vide parfois. En se projetant dans le personnage, on se retrouve dans une situation similaire à la sienne. Lorsqu'on s'incruste dans une histoire, le temps s'arrête, on sait pas forcément trop ce qu'on fout là. On nous propose une expérience, en général on décide de la saisir. Ou à défaut de la saisir, de la vivre. Et parfois, quand elle déborde un peu trop sur notre réel, quand elle fait un peu plus écho que d'habitude à notre monde intérieur, elle peut sembler un peu douce-amère, comme là. Voire un peu effrayante. Parce-que nous individu, on s'y retrouve parfois un petit peu trop. Un petit peu trop, c'est à dire juste assez pour qu'une oeuvre marque son empreinte sur nous et notre esprit vagabondant dans le vaste monde de l'art.


III- L'individu


C'est là qu'une vision de l'individu se révèle. L'expérience est ici très spéciale, esquissant le thème de l'homme-enfant qui n'ose pas aller affronter la réalité. La démarche du film semble être de nous emmener dans sa bulle pour ensuite nous faire songer à en sortir.


Je m'explique : Au-delà de son pouvoir qu'elle a de nous rendre dépendants et par là de nous infantiliser, la machine, ici humanisée au possible, a quelque-chose d'irréel (a l'instar de toute l'ambiance du film). Il s'agit davantage d'un amour idéalisé, dans lequel se projeter soi-même, plutôt que d'une véritable relation humaine ayant ses travers. La complicité est totale, elle coule de source, en prenant la forme de quelque-chose d'intime, à l'apparence quasi secrète que le film partage avec nous. L'IA fait presque office d'ami imaginaire, qu'on peut invoquer à tout moment et avec qui on peut partager ses sentiments, ses souvenirs, ses questions existentielles, etc. Comme le fait Théodore avec Samantha, sous l'influence d'une complicité un peu enfantine. Et, lorsqu'on commence à sortir de la sphère de l'enfance, ce petit jeu fantasmé finit par sonner un peu faux.


En tant que spectateurs, on entre pleinement dans sa bulle, et on se surprend à se trouver des similitudes avec ce personnage, à voir se dévoiler notre côté enfant, rêveur, vulnérable et seul. On pressent dès le pitch de départ que ça finira justement par sonner "un peu faux". On sait que la relation humain//IA peut être dangereuse, mais on aime y croire l'espace d'un instant, le temps que dure le rêve de Théodore. Le film joue de l’ambiguïté en nous qui veut qu'on aime rêver pour oublier qu'on est seul, même si le rêve, par essence, nous le rappelle... Là où la chose devrait être flippante, elle s'avère plutôt touchante. On se retrouve confronté à cette situation ambivalente, en rêvant avec le personnage à cette idylle, en nous attachant à leur relation, et en étant heurté par le dur retour à la réalité qu'impose son caractère incertain, irréalisable et fondamentalement factice. Le film joue des frontières entre réel et virtuel. On est attristé par le départ de Samantha. Est-ce qu'elle meurt ? Non, elle n'a jamais existé en tant qu'être vivant. L'illusion est dangereuse, mais formatrice. Elle prend les traits rassurants, doux et séduisants du visage d'une mère protectrice, pour finalement nous expulser, le moment venu, dans le monde réel en nous disant : "Ne sois plus un enfant en quête de protection, passe l'étape de la chrysalide pour devenir adulte et affronter le réel tel qu'il est, sans biais ni fioritures. Tu verras que t'es pas si seul que ça".


L'expérience peut donc être vue comme une épreuve à caractère initiatique plus que comme une fin en soi.


Avec le recul, c'est grâce à Samantha qu'il arrive à sortir de la solitude dans laquelle l'avait laissé sa précédente relation. Psychologiquement parlant, le film est intéressant : Il se renferme sur lui-même, dans sa bulle, au sein de l'illusion, car sa vie vient de s'effondrer avec sa rupture. Et ce pour finalement se rendre compte que l'illusion ne tient pas, et s'ouvrir à nouveau à l'extérieur. C'est une sorte de processus de deuil. Il peut pas accepter le changement sans se projeter dans une autre relation, idéalisée. Il y a souffrance derrière ce doux rêve cotonneux. Et quand le rêve s'éteint, il se trouve prêt à affronter la réalité et à passer à autre-chose.


Conclusion : S'ouvrir au réel


Sur fond rose d'une ambiance douce et posée qui m'avait emportée dès les premières secondes, le film fait écho à notre société un peu démente, qui permet paradoxalement toutes les communications, toutes les créations et expériences, comme toutes les solitudes. Il n'essaie pas de nous contraindre à penser de manière univoque. Il est comme un enfant qui vient nous tirer doucement par la manche pour nous murmurer : "N'oublie pas le monde qui t'entoure". Par son aspect un peu révélateur, il fait office de rappel. Tout en retenue, en subtilité et en délicatesse.


Il semble nous inciter à ne plus être un enfant dans un monde qui veut nous infantiliser. Si l'on se sent seul, on ferait mieux de briser l'illusion, comme l'oisillon casse la coquille qui l'enfermait jusqu'à présent, pour finalement partir découvrir le monde extérieur. Et grandir.


Pour conclure, selon cette lecture, l'oeuvre nous apprend ici deux choses. Premièrement sur l'individu : il est vulnérable, seul, et lorsqu'il fait face à une difficulté, il a à lutter contre une part de lui qui veut rester enfant, se réfugier dans l'illusion. Il doit apprendre à mûrir. D'autre part sur l'humain en général : il s'isole, il oublie les relations réelles, il s'infantilise en se rendant dépendant de tout un tas de biais, il donne à son monde une apparence idyllique alors qu'il est empli d'êtres vivants capables de souffrir. Il se dénature, il cherche à s'éloigner de son caractère animal, il nie sa dépendance à son environnement, à ses propres émotions. Bref, il s'oublie. C'est pour ça que cette histoire semble à la fois onirique, mais néanmoins triste et vraie.


Le film est doux, il ne brutalise pas, il ne contre pas, mais il marque. Il ne te dit pas quoi faire ou ne pas faire. Il te tend juste un miroir, pour que tu te questionnes, sur ta propre solitude et le danger déguisé du rêve. L'illusion fut dangereuse mais nécessaire. Il nous fait l’expérimenter pour qu'on en tire nos propres conclusions.


La thématique de l'amour impossible prend ici une dimension et une portée peu habituelles. Sa douce et dure simplicité s'étend ici jusqu'aux sphères de l'existence. Par son ton assez léger, doux, poétique et triste à la fois, ainsi qu'une sensibilité rare, il vient toucher à la semi-détresse, éclipsée par un semi-contentement, que contient la solitude. Une douceur qui vient édulcorer, dissimuler la tristesse et la douleur d'un être profondément seul et en recherche de dépendance et d'affection. Il se construit ses propres barrières, sans doute dans la peur d'être blessé à nouveau. Mais le rêve ne comble pas vraiment la solitude, et la dévoile d´autant plus lorsqu'il décide de disparaître. Ainsi, Her nous amène à nous révéler, ainsi qu'à expérimenter, tout en douceur et en subtilité, notre propre vulnérabilité face au monde.


[Note : Je sais que c'est un peu évasif, je referai une critique plus détaillée quand j'aurais revu le film]

Smeagol
9
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Créée

le 26 juil. 2016

Critique lue 354 fois

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