En passant à la couleur, en acceptant ce progrès technique qu’il a si longtemps repoussé, Yasujirô Ozu s’adonne à un exercice curieux qui consiste à reprendre ses anciens films afin d’en faire une nouvelle version : Bonjour s’inspire de Gosses de Tokyo, Fin d’Automne de Printemps Tardif, et Herbes Flottantes bien sûr d’Histoire d’Herbes Flottantes. L’erreur serait de croire, qu’en agissant ainsi, Ozu tombe dans la facilité ou la paresse, car en fait il ne cherche rien d’autre qu’à maîtriser son art, tendre vers une épure synonyme de sérénité face à la vie ou la mort. Ainsi, Herbes Flottantes est moins une copie qu’une relecture originale, dont les subtiles variations avec l’œuvre première témoignent avant tout du cheminement artistique et personnel de son auteur.


Les deux films sont très proches – on notera qu’il change ici de société de production, ce qui explique la présence de visages nouveaux comme celui de Ayako Wakao – et on retrouve évidemment la trame de Histoire d’Herbes Flottantes, avec cet acteur vagabond qui cherche sa place entre ses maîtresses et ce fils illégitime qui ignore l’identité de son père. Ozu parle une nouvelle fois des effets du temps sur les Hommes, de la déliquescence de la famille et, par la même occasion, de l’identité de tout un pays. Mais si les similitudes sont nombreuses, les différences sont plus subtiles et témoignent d’une belle maîtrise artistique : l’ascétisme formel va de pair avec un approfondissement des rapports humains, l’épure permet une évocation plus fine de la complexité de la vie.


Ainsi, si le film de 1934 était marqué par de vraies ruptures de ton et une représentation frontale des conflits, sa version de 1959 tend à être bien plus poétique et finement allusive. Les mouvements de caméra disparaissent, tout comme l’exacerbation du langage corporel (pleure, geste, posture…), pour laisser place à une gestion de l’image des plus subtiles : la chaleur accable des personnages en perpétuelle errance, tandis que l’éclosion de touches de couleurs (rouges, vertes) vient réveiller une vie trop longtemps endormie ; les gouttes d’eau, placées au premier plan, viennent filtrer la violence des sentiments (superbe scène de dispute entre les deux époux), tout comme les fameux pillow shots, ou plans fixes sur une nature morte, vont permettre de distiller poétiquement les émotions (mises à distance salutaire, observation plus sereine du monde). Herbes Flottantes, à l’instar de sa version muette, nous expose une vie intense émotionnellement (éclat de rire, éclat de rage, coup de blues, coup de sang…) mais dont la représentation graphique sera moins explicite.


Ozu évite le pathos et donne à son drame la douce couleur de la complexité : la complexité des images, en effet, ira de pair avec celle des personnages, des émotions, des rapports humains. En étudiant minutieusement le rapport à l’espace et la composition des plans, en jouant habilement sur les différences de luminosité (extérieur filmé sous un ciel pluvieux, intérieur plongé dans la pénombre…), il nous révèle une humanité pétrie d’ambivalence : l’amour s’accompagne parfois de violence, la jalousie peut engendrer le rapprochement des êtres…En ce sens, le personnage le plus emblématique et le plus passionnant demeure celui incarné par l’excellent Ganjiro Nakamura : c’est un directeur de troupe qui cherche à faire perdurer la tradition théâtrale tout en fustigeant le caractère non progressiste de son art. Mais c’est également un monstre d’égoïsme qui ne désire rien d’autre que le bonheur de celle qu’il aime et de son fils.


En passant à la couleur, Ozu efface ainsi les scories mélodramatiques de ses films précédents, tout en confortant la puissance poétique de ses images : moins fort émotionnellement mais plus subtil qu’avant, son cinéma se fait aussi contrasté que peut l’être la nature humaine.

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le 12 nov. 2021

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