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Highest 2 Lowest
4.4
Highest 2 Lowest

Film de Spike Lee (2025)

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Highest 2 Lowest : leçon de mérite par Spike Lee

En adaptant le roman d'Ed McBain, déjà porté à l'écran par Akira Kurosawa dans le magistral Entre le ciel et l'enfer (1963), Spike Lee semblait promis à un exercice de style audacieux. Highest 2 Lowest raconte l'histoire d'un magnat de l'industrie musicale afro- américain, incarné par Denzel Washington, dont le neveu — fils de son frère et meilleur ami — est kidnappé et retenu en otage. Face au ravisseur qui exige une rançon colossale, le protagoniste doit choisir entre sauver l'enfant de son proche ou préserver son empire financier. Là où le maître japonais filmait l'abîme moral creusé par les inégalités de classe, interrogeant la violence d'un système qui broie les démunis, Lee évacue toute dimension critique pour célébrer la réussite individuelle. Le thriller devient parabole, et la parabole devient leçon de morale bourgeoise. Car Highest 2 Lowest révèle un projet idéologique d'une violence rare : naturaliser les hiérarchies sociales, transformer l'Histoire en Nature, faire passer les rapports de domination pour l'ordre des choses.


L'évidence des oppositions : quand la complexité devient péché


Le premier symptôme de cette naturalisation réside dans la structure narrative du film, entièrement bâtie sur des oppositions binaires d'une pauvreté sidérante. Riche contre pauvre, cadre contre chauffeur, vieux contre jeune, bon musicien contre mauvais musicien, rapport sain à l'argent contre cupidité. Ces dichotomies ne sont jamais dialectiques — elles sont morales, figées, essentialisées. Lee ne montre pas deux faces d'un même système, mais deux humanités : celle qui mérite, et celle qui envie.


Le magnat incarné par Denzel Washington représente la culture afro-américaine « légitime » : jazz raffiné, éthique du travail impeccable, sobriété esthétique, maîtrise de soi. Face à lui, le ravisseur incarne la « culture de la rue », vulgaire, impulsive, cupide, dépourvue de toute légitimité culturelle ou morale. Cette opposition n'est pas accidentelle : elle structure tout le film comme une hiérarchie naturelle. Le riche n'est pas riche par exploitation ou accumulation capitaliste, il EST supérieur moralement et culturellement. Le pauvre n'est pas pauvre par aliénation ou déterminisme social, il EST inférieur, raté, dangereux.

En figeant ses personnages dans ces archétypes moraux, Lee évacue toute possibilité d'analyse structurelle. Le kidnappeur n'est jamais montré comme le produit d'un système qui écrase, qui assigne, qui broie. Il n'est qu'un jaloux, un envieux, un raté par nature. Le magnat n'est jamais interrogé comme complice des structures d'exploitation de l'industrie musicale, comme profiteur d'un capitalisme racial prédateur. Il n'est qu'un homme de goût, de discipline, de mérite. Cette simplification n'est pas innocente : elle permet de naturaliser les positions sociales, de faire croire que chacun est où il doit être, où il mérite d'être.


Le silence assourdissant : effacer la musique pour effacer le peuple


Comble du paradoxe : dans ce film sur l'industrie musicale, la musique est quasiment absente. Pour un réalisateur qui prétend filmer le monde de la production sonore, Lee produit une œuvre d'une aridité troublante. La musique, qui devrait être le langage du film, son âme, sa matière vivante, est reléguée au rang d'accessoire décoratif, de faire-valoir du magnat cultivé. Lee ne filme pas la musique comme culture vivante, comme expression d'une communauté, comme résistance ou création populaire. Il la filme comme marchandise, comme objet de distinction sociale, comme capital culturel.

On retiendra deux séquences musicales, et deux seulement. La première : une poursuite tendue dans les rues new-yorkaises pendant un festival de musique portoricaine. Ici, la musique latine sert de papier peint sonore, de folklore urbain exotique pour une tension narrative classique. Elle n'est jamais sujet, toujours arrière-plan, toujours décor. La seconde, potentiellement la plus réussie du film : une confrontation à travers la vitre d'un studio d'enregistrement, où ravisseur et victime s'affrontent par paroles de chanson interposées. Les lyrics deviennent des projectiles verbaux avant de se transformer en violence réelle, les balles au sens figuré devenant balles au sens propre. Métaphore appuyée, certes, mais non dénuée d'efficacité dramatique. Malheureusement, cette séquence reste isolée, comme un éclair de lucidité dans un désert formel.

Pour le reste, le film traite la musique comme un symbole de réussite sociale, jamais comme langage autonome. Le jazz et le hip-hop ne sont plus cris du ghetto, expressions d'une résistance culturelle, affirmation d'une identité marginalisée. Ils deviennent faire-valoir du patron qui a « bon goût », preuve de son raffinement, marque de sa supériorité culturelle. En effaçant la musique vivante, populaire, créative, Lee efface la légitimité de la culture du ghetto. Il ne reste que la « haute culture », celle qui se consomme en silence dans les lofts du centre-ville. Cette hiérarchisation culturelle sert la naturalisation des hiérarchies sociales : si la culture de la rue est absente, c'est qu'elle n'existe pas vraiment, qu'elle ne compte pas, qu'elle est inférieure par nature.

L'effacement systématique : gomme l'histoire, reste la morale


Mais la violence idéologique de Highest 2 Lowest atteint son paroxysme dans l'effacement radical de tout déterminisme social. Lee gomme toute aliénation, évacue la douleur collective, pour imposer un symbole de réussite intellectuelle et morale. Son message est d'une brutalité rare : la culture de la rue est inférieure, la misère est un choix, la révolte n'a pas lieu d'être. Si le magnat a réussi, c'est qu'il possède du talent, de la discipline, de la culture. Si le ravisseur a échoué, c'est qu'il est cupide, vulgaire, immoral. Jamais le film ne montre les institutions qui écrasent, le système carcéral qui broie, la ségrégation urbaine qui assigne, la violence économique qui détruit.

Voilà le scandale, le renversement obscène : un cinéaste noir qui nie les déterminismes sociaux et dépolitise l'histoire du ghetto. Lee ne filme plus le système, il filme des individus. Il ne dénonce plus l'injustice structurelle, il célèbre les exceptions méritantes. Son film produit une morale bourgeoise d'une hypocrisie achevée, construisant une opposition non pas entre exploiteurs et exploités, mais entre « bons Noirs » et « mauvais Noirs » — les premiers cultivés, disciplinés, dignes de respect ; les seconds vulgaires, cupides, dangereux.

C'est la rhétorique de la « respectabilité », cette injonction faite aux minorités raciales de prouver qu'elles méritent l'égalité en se conformant aux codes de la bourgeoisie blanche. Le film détourne ainsi le regard des vrais responsables : institutions policières, système judiciaire, violence néolibérale. Il ne reste qu'un conte moral où chacun récolte ce qu'il a semé, où les pauvres sont pauvres par vice et les riches riches par vertu. C'est la fable capitaliste dans toute sa splendeur, le darwinisme social érigé en vérité naturelle.


Conclusion : naturaliser pour pacifier


Highest 2 Lowest n'est pas seulement un thriller raté. C'est un manifeste réactionnaire, le testament d'un cinéaste qui a renoncé à filmer l'injustice pour célébrer ceux qui l'ont « transcendée ». Là où Kurosawa montrait l'impossibilité morale du choix dans un monde inégalitaire, Lee filme un dilemme individuel dans un univers où les hiérarchies sont naturalisées, justifiées, légitimes. Spike Lee a accompli le tour de force idéologique de transformer l'Histoire en Nature, de faire passer les rapports de domination pour l'ordre des choses. Son film est une leçon de mérite, une fable où chacun est à sa place « naturelle », où les structures d'oppression disparaissent derrière les choix individuels. C'est un cinéma mort, un cinéma qui a abdiqué toute ambition émancipatrice pour devenir propagande de l'ordre établi.


Tomarot
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Créée

le 13 nov. 2025

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