Le miel qu'elle ramasse, idoine.


« L’histoire d’ Honeyland commence bien avant que les humains n’occupent cette région montagneuse de Macédoine du Nord, mais notre récit débute avec ses deux dernières habitantes : Hatidze et sa mère Nazife. Tout comme les abeilles ouvrières passent toute leur vie à s’occuper de la reine qui ne quitte pas la ruche, Hatidze a consacré sa propre vie à prendre soin de sa mère, paralysée et aveugle, incapable de quitter sa cabane délabrée. Le film a pour cadre une région surnaturelle, hors du temps, qui n’existe pas sur les cartes et qui n’est pas accessible par les routes habituelles, et qui n’est pourtant qu’à 20 km de la grande ville la plus proche. L’histoire d’Hatidze est un microcosme, qui montre à une échelle plus large à quel point la nature et l’humanité sont intimement liées, et combien nous risquons de perdre si nous décidons d’ignorer ce lien fondamental. » (extrait du livret fourni avec le DVD)



Honeyland est un diamant brut, rugueux, parfois austère mais d’une sincérité totale. Plus de 400 heures d’images filmées sur 4 ans, réunies en un documentaire d’une heure et demie à peine. La narration échoit donc naturellement au pouvoir des seules images : pas de voix off, pas d’intertitres ou de panneaux introductifs, à l’exception de rares marqueurs temporels. La plongée dans la vie et l’environnement d’**Hatidz**e est brutale, intrusive à certains égards. Aucun échange avec les individus filmés, aucune intervention des deux réalisateurs, et l’impression constante que la caméra est invisible, cachée dans les murs, les rochers ou les arbres. Le quatrième mur n’est jamais brisé, l’immersion est entière, si bien que le récit prend souvent des allures de fiction. En tout cas, sa structure en prend indéniablement la forme : une situation initiale où l’harmonie entre Hatidze et son environnement est absolue (avec ses abeilles, sa terre, son foyer, sa mère alitée) ; l’arrivée d’un élément perturbateur, à savoir l’installation d’une famille dans le voisinage venant troubler un fragile équilibre ; et un dénouement salutaire – que nous tairons – qui résonne comme un nouveau départ.


La force d’Honeyland est assurément dans cette intimité dévoilée, mise à nue, aussi bien à l’intérieur des ruches qu’à l’intérieur des couches. Seules les têtes semblent impénétrables : on ne sait jamais vraiment ce que pensent ces gens qui (sur)vivent devant nos yeux ; seuls leurs actes, leurs rares sourires et leurs disputes nous renseignent sur ce qu’ils ressentent. L’immersion est intelligemment renforcée par la mise en scène, éminemment cinématographique, n’hésitant pas à scruter les visages au plus près de leurs imperfections pour mieux en extraire le détail des émotions. La photographie, d’une beauté à couper le souffle, immortalise chaque regard, chaque paysage et chaque geste en de véritables tableaux naturalistes. À la fois omniprésente – presque intrusive, disions-nous – et sachant parfois se tenir à distance, la caméra s’affranchit de tout point de vue, de tout jugement. Le bien et le mal n’ont à vrai dire aucun sens dans cet écosystème composé d’Hatidze, sa mère et la famille voisine d’un côté ; des arbres, du bétail et des abeilles de l’autre. Une routine se met en place : les visites d’Hatidze à ses abeilles, la récolte du miel, quelques échanges avec la famille voisine puis le retour dans sa hutte, où sa mère l’attend.


Une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur se met en place : d’un côté le soleil, le vent, les bruits de la nature et la communion avec un environnement bruissant de paroles ; de l’autre l’obscurité et le délabrement de l’habitat, à l’intérieur duquel une vieille femme se meurt, presque sourde, et avec qui le dialogue est de plus en plus difficile. Honeyland est toujours beau mais souvent rude ; la nature qu’il donne à voir est violente, implacable : des abeilles s’entre-tuent, des arbres tombent, le feu jaillit, des vaches mettent bas dans la douleur, une fillette manque de se noyer en jouant avec ses frères… Les moments de communion et de douceur sont finalement rares, dans la nature comme dans les semblants de société humaine. Leurs surgissements et leur brièveté n’en sont que plus émouvants : le baiser tendre d’une mère mourante, une radio captant difficilement le signal d’une chanson, un bébé faisant ses dents sur un épis de maïs, ou encore un chien affamé savourant un morceau de miel. Tels sont les moments de grâce que nous offre Honeyland, dans une simplicité et une pudeur proprement bouleversantes.


Ce qui reste, c’est cette fragilité tragique de tout ce qui vit. Hatidze l’a compris, c’est pourquoi elle ne récolte que ce dont elle a besoin, laissant le reste du miel aux abeilles afin qu’elle survivent mieux à l’hiver. C’est pourquoi elle nourrit avec précaution sa mère, juste assez, jamais trop, quitte à se mettre en colère quand celle-ci n’en fait qu’à sa tête. Leurs discussions sont la plupart du temps des échecs, des dialogues de sourds – parfois littéralement. Leur relation est tout en non-dits, en fierté tue, en amour conflictuel. Conflictuels sont aussi les rapports qu’Hatidze entretient avec ses voisins turcs, qui incarnent l’autre versant de la pièce, à savoir la société capitaliste elle-même : des agriculteurs et éleveurs tout aussi précaires, mais qui négligent leur environnement pour en tirer un profit plus rapide, plus palpable. Une stratégie autodestructrice mais enivrante, qui les mènera à leur perte. Car eux n’ont pas compris que tout était question d’équilibre, de renouvellement, c’est-à-dire de patience et de soumission aux règles de la nature.


Honeyland raconte tout cela, et donne encore bien plus à voir en moins d’une heure et demie. Un documentaire sachant capturer l’ordre de la nature (sauvage comme humaine) avec une telle précision et une telle intelligence que tout semble avoir été écrit à l’avance, comme pour une fiction. Ou peut-être est-ce notre faute, à nous spectateurs qui en venons à penser à l’envers ? Que tout soit parfaitement réglé, équilibré, voire déterminé, n’est pas tant l’apanage du cinéma que de la nature elle-même, dès lors qu’on sait comment la regarder. Tout semble à sa place, dans un perpétuel renouvellement, dans une dialectique de la vie et de la mort sans jugement ni morale, où le feu comme la mort sont avant tout le témoignage de la vie, et où chaque larme et chaque sourire est aussi précieux qu’un rayon de miel.


[Article à retrouver sur le Mag du ciné]

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le 2 mars 2021

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Jules

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