La crise humanitaire est là, gigantesque, grandissante, et nous en connaissons très bien la teneur : aujourd'hui, des millions de personnes ont été contraintes à l'errance à travers le globe, fuyant la guerre, la famine ou les changements climatiques. Mais que savons-nous réellement de cet immense flux migratoire, qui est tout de même le plus important depuis la seconde guerre mondiale, si ce n'est cette partie visible de l'iceberg relatée par un monde médiatique qui se contente bien souvent de mettre en images un même point de vue, et de formuler un même discours formaté. Si les mots et les chiffres ne manquent pas, ils ne suffisent pas à rendre compte de la tragédie qui se joue dans le monde et qui enfle chaque jour. Avec Human Flow, documentaire militant s'il en est, Ai Weiwei ambitionne moins de changer le monde que de rendre à la crise migratoire ce qu'on lui refuse bien souvent, c'est-à-dire son visage humain.


Comme l'affiche peut le laisser entendre, avec cette vue plongeante sur la fourmilière humaine, le cinéaste tente de prendre de la hauteur afin d'aborder la problématique dans sa globalité, dans toute sa complexité, évoquant aussi bien son aspect historique, humanitaire que politique, mettant surtout en exergue son aspect mondial : tous les pays sont touchés, c'est l'humanité entière qui est concernée.


S'il faut reconnaître un mérite à Ai Weiwei, c'est bien de vouloir ouvrir les horizons et de dépasser le point de vue qui nous est habituellement proposé (ou imposé), qui est celui des médias, dont le langage formaté dénature la réalité (que met-on derrière ces mots, employés à tout va, comme « réfugiés », « émigrés, ou « exilés » ?), mais qui est également celui des instances officielles dont les nombreuses statistiques demeures forcément impersonnelles (au milieu de tous ces chiffres, quid de l'Homme, de son drame, de sa souffrance, de sa désillusion...).


Avec Human Flow, Ai Weiwei tente de donner du sens à ses images, en dépassant les clichés (les images de migrants traversant la méditerranée et débarquant sur les côtes italiennes ou grecques), et en nous montrant l'envers du drame, l'autre côté de l'espoir comme le dirait ironiquement Aki Kaurismäki : on s'éloigne du nombrilisme européen pour explorer un monde malade que l'on ignore bien souvent : les images provenant d'Afghanistan, du Bangladesh, ou encore d'Irak, nous dessinent une cartographie de la crise qui se confond avec celle de la planète. Même si on peut déplorer un aspect catalogue de la misère, avec ces zones géographiques qui se succèdent sans véritable approfondissement, on appréciera néanmoins cette démarche documentaire qui tente de replacer constamment l'Homme au centre du problème.


Car finalement, c'est en filmant à hauteur d'homme, en donnant la parole à ceux que l'on n'entend pas, que Ai Weiwei parvient véritablement à nous interpeller : en montrant ces réfugiés, déjà éreintés par des jours de marche, finir leur route sur les barbelés de la frontière macédonienne, en filmant l'errance dans la jungle de Calais ou l'attente désespérante dans un ancien aéroport de Berlin, en recueillant la parole d'accueillants bien souvent mal informés et dépassés par les événements, il dessine le portrait sensible d'une humanité malmenée, méprisée et rejetée. Il se montre par ailleurs pertinent en évoquant des causes possiblement anciennes au problème, comme lorsqu'il s'attarde sur ce camp libanais vieux de 60 ans ou celui situé au Kenya, qui est le plus grand du monde et l'un des plus oubliés également.


Malheureusement, toutes ces bonnes dispositions ne peuvent faire oublier totalement les nombreuses maladresses commises par Ai Weiwei. En effet, notre homme, par soucis de marquer les esprits, ne va pas hésiter à multiplier les poses esthétiques, soutenues par des extraits de poésie ou d'articles qui finissent par détourner l'attention du spectateur, et surtout à prendre la pose lui-même, en se filmant comme un grand humaniste, altruiste et généreux, ayant la main sur le cœur surtout lorsqu'il est face à la caméra. C'est un peu gênant, vous en conviendrez, et ça finit même par desservir une cause qui est pourtant des plus honorables.


À la lecture de ce documentaire, on fera ainsi l'effort de mettre de côté l'attitude de M.Weiwei pour ne retenir que la force de ces images et la détresse humaine qu'elles témoignent.


(6.5)


Procol-Harum
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le 2 avr. 2023

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