I Am Not Your Negro
7.7
I Am Not Your Negro

Documentaire de Raoul Peck (2016)

"Are things at once getting better and still hopeless?"

Avant de poser les yeux sur lui, on peut facilement s'interroger : encore un documentaire sur la ségrégation aux Etats-Unis, à quoi bon ? Le racisme serait-il, dorénavant, un concept démodé ou un sujet traité uniquement dans les livres dédiés aux vieilles histoires ? Non, sûrement pas et il serait bien naïf de le penser. Sans avoir la prétention de révolutionner le sujet, le documentaire de Raoul Peck rappelle l'hypocrisie de nos sociétés modernes qui aiment à se présenter comme progressistes et ouvertes d'esprit. Les Etats-Unis - et ils ne sont évidemment pas les seuls – ont même finit par se confectionner un nouveau mythe, celui de l'homme blanc humaniste. À force de se mirer sur les écrans de ciné, l'Amérique Wasp se croit idyllique et entretient alors, plus ou moins consciemment, le déni de réalité : les beaux discours n'ont jamais éradiqué le racisme ordinaire, tout comme l'élection de Barack Obama n'a pas empêché celle de Donald Trump. C'est pour rappeler cet état de fait que Raoul Peck appuie sa démarche sur l'ébauche d'un ouvrage de James Baldwin, qui devait se nommer Remember This House : une histoire inachevée pour un combat qui l'est tout autant.


On pourrait penser que l'orientation prise par Peck avec I Am Not Your Negro soit celle de la reconstitution historique. D'ailleurs, les grandes lignes de l'histoire de la ségrégation aux Etats-Unis vont être abordées, de l'esclavage jusqu'au civil rights movement. Mais pour Peck, ce n'est pas tant le passé que le présent qui importe, et notamment les représentations véhiculées par les blancs sur la question noire. On devine rapidement ses intentions avec cette séquence introductive, extraite d'archives télévisuelles, au cours de laquelle Baldwin se voit reprocher, par ses interlocuteurs blancs, son manque d'optimisme : pourquoi vouloir dramatiser la condition des Afro-Américains alors que leur image a déjà évolué, « on les voit même dans les publicités ». Baldwin le comprend bien, le combat qu'il mène ne pourra aboutir tant que l'Amérique restera enfermée dans ce type de représentation. Pour faire sortir ses compatriotes de l'ornière, il s'efforce alors à évoquer l'humain plutôt que l'homme de couleur et à substituer la question raciale par celle de l'Amérique.


« L’histoire des Noirs en Amérique, c’est l’histoire de l’Amérique, et ce n’est pas une belle histoire. », disait-il en 1979. Une histoire que Raoul Peck se propose d'illustrer en utilisant des archives d'origines diverses (interview, reportage TV, extrait de film, etc.) qui feront écho aux pensées de l'auteur, exprimées en voix-off. Assez habilement, il synthétise une histoire qui s'est toujours écrit dans le sang, passant des émeutes des années 60 (Watts, Oakland) jusqu'à celles d'aujourd'hui (Fergusson), donnant de la couleur à des images anciennes avant de noircir d'autres bien récentes... Même si on peut lui reprocher de jouer parfois sur l'émotion (le montage et le chapitrage donnent au documentaire un lyrisme des plus dispensables), Peck parvient néanmoins à faire passer l'idée que le problème perdure encore aujourd'hui. L'histoire de la cause Afro-Américaine ne se limite plus aux grandes figures du passé (Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King, dont les portraits seront judicieusement esquissés), mais évolue encore actuellement à travers le destin tragique de ces anonymes dont nous découvrons les visages.


À travers les mots de l'écrivain, I Am Not Your Negro invite ainsi l'Amérique à se regarder en face et à ne plus se mentir. Les problèmes ne peuvent être résolus si on ne les affronte pas. En mélangeant différentes pistes de réflexion (politique, philosophique, etc.), différents types d'archives, il met en avant la propension de l'Amérique à se croire avant tout wasp. Le Blanc est une métaphore du pouvoir dira même Baldwin. Peck nous montre alors un pouvoir qui n'aura de cesse que de minimiser la question raciale, que ce soit le pouvoir politique (Robert F. Kennedy disant que l'Amérique est prête à accueillir un président afro-américain. Alors que dans les faits, il faudra attendre plusieurs décennies...) ou médiatique (le cinéma fait mine d'exalter la solidarité entre les hommes de couleur. Mais bien souvent, comme dans The Defiant Ones, on cherche surtout à dédouaner le blanc de ses fautes). L'inconscient populaire est forgé par les blancs, les Noirs étant réduits à l'état de simples stéréotypes : le chanteur de blues, le mangeur de pastèque, le nègre. Le nègre n'est qu'une invention des blancs, s'en défaire cela revient à affirmer que l'on est un américain comme les autres.


« I guess one of the reasons why people hold on to their hatred with such obstinacy is that once they feel the hate part, they will face their suffering ».

Le grand mérite du documentaire est de renvoyer les bourreaux à leur propre responsabilité, rappelant que le problème racial est avant tout le leur.


Procol-Harum
8
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le 9 sept. 2023

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Procol Harum

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