L'atmosphère générale est très réussie pour rendre compte de l'ambiance générale qui règne dans la sphère politique italienne : froideur, hypocrisie, sournoiserie, sobriété et corruption sont de rigueur. Cette atmosphère est rendue grâce à différents éléments:
Premièrement, la lumière. Les tons sont sombres, la luminosité est faible au sein de l'imposant bâtiment qui sert de repère à ces hommes politiques sans scrupules.
Deuxièmement, les mouvements de caméra. Certains plans sont très brefs, presque hachés, et s'accommodent parfaitement au rythme parfois très rapide du débit de parole des acteurs.
Troisièmement, la profondeur de certains plans, surtout à l'intérieur même du Matignon italien. que ce soit en caméra fixe ou en travelling, de grandes salles du bâtiment apparaissent parfois à l'écran. Vide, de temps à autres. Les motifs géométriques des décorations, de l'architecture ou des carreaux du sol permettent d'accentuer la perspective, et donc la profondeur. Ces effets visuels augmentent l'aspect angoissant, intimidant d'un tel milieu, et montrent que s'y passent bien plus de chose que ce que l'on pourrait imaginer. Ce bâtiment est plein de zones d'ombre, d'angles morts, de recoins, à l'image même des méandres des magouilles politiques.
Ensuite, un moment précis du film est particulièrement frappant : le monologue d'Andreotti. Je ne saurais plus le situer dans le film, probablement un peu avant la moitié mais rien n'est sûr. La forme que prend ce monologue est à mon goût fascinante, au point d'en occulter même le fond. Je ne me souviens ni de l'endroit où il se situe, ni ce qu'il raconte précisément, mais j'ai un souvenir très précis de sa forme. Le rythme avec lequel Toni Servillo déballe ses propos est extraordinairement rapide. Rapidité accentuée par le fait que l'acteur ne bouge pas d'un cil en prononçant ces mots. Pas d'expression faciale non plus, son corps est immobile. Par contre, la caméra, elle, est beaucoup plus mobile : plan moyen - travelling avant - gros plan - on reprend le travelling avant - gros plan - à nouveau travelling avant avec légère contre plongée - gros plan - gros plan 3/4 - plan rapproché - gros plan - plan rapproché. Le montage est très haché quelques secondes pour chaque plan, pas plus. Pour cette scène, l'alliance entre une immobilité du corps, un débit de parole rapide et un montage haché offre un résultat particulièrement saisissant pour une expérience de spectateur. Ici, le spectateur est comme happé par la forme au point d'en oublier le fond, or c'est précisément ça l'objet même de la politique. Les discours politiques (sans vouloir généraliser bien sûr) sont de plus en plus dénués de fond, de véritables propositions sensées et concrètes. Tout est bien plus axé sur la forme du discours, sur la "comm' ", comme on dit.
La prestation d'acteur de Toni Servillo est à saluer ici. pendant toute la durée du film, son expression faciale ne change pas. Air absent, immobilisme, maux de tête et ironie plus que mordante sont ses maîtres mots. Avec une telle attitude, Servillo semble se glisser à merveille dans la peau de l'homme qu'il incarne. A défaut d'être vrai (je n'ai pas la capacité d'en juger, je ne connais pas les authentiques traits de caractères d'Andreotti), c'est très vraisemblable.
Notons également la présence de plusieurs travellings avants qui se rapprochent du dos d'Andreotti qui se tient face à une fenêtre. C'est une figure assez récurrente il me semble lorsqu'il s'agit de filmer une personnalité politique au pouvoir. Tout du moins, c'est également présent dans Borgen, où le réalisateur se sert du même procédé pour filmer Birgit Nyborg (Première Ministre), la protagoniste de la série. Cette figure permet de traduire en image le pouvoir détenu par ces personnes. Ils sont ainsi placés en position de domination, le regard tourné vers ce(ux) qu'ils dominent, sans se mélanger à eux. Ils sont protégés dans leur tour d'ivoire et les regarde de haut. Le travelling avant sert lui à montrer que nous voudrions (nous spectateurs/citoyens/dominés) nous en approcher, mais qu'il nous est impossible de les atteindre. Ils restent de dos, hors de portée et ne nous dévoilent pas leur visage.
Revenons brièvement sur le rythme intense, la cadence du récit. J'ai eu un peu de mal à suivre les éléments des différents procès dans lesquels Andreotti est impliqué, à reconnaître tous les noms des banquiers, politiques et autres mafieux (et ce malgré les explications en guise de prologue et les annotations régulières pendant le film pour préciser l'identité des personnages). Mais l'intérêt du film m'a paru résider ailleurs. Plutôt qu'une explication pédagogique de la vie politique italienne sous Andreotti, Sorrentino semblait vouloir plutôt dénoncer les travers de ce milieux en utilisant ce rythme effréné et ces citations de noms italiens à outrance.
Pour toutes les raisons que j'ai pu expliciter plus haut, j'ai trouvé la critique de Sorrentino particulièrement subtile et fine (critique de la corruption dans la politique italienne pour faire court et simple). Critique à mon goût bien plus efficace qu'un David Cronenberg qui, pour dénoncer les travers d'Hollywood dans Maps to the Stars représente à l'excès toutes les formes de déviance les plus glauques des hollywoodiens; ou qu'un Terry Gilliam qui, pour dénoncer la fin de l'American dream et les déboires de la société américaine (dont la drogue) des années 70s filme pendant près de 2h les délires de deux drogués dans Las Vegas Parano. Et encore, là ne sont que deux exemples de films qui, sous prétexte de dénoncer des problèmes sociétaux, ne servent en fait qu'aux réalisateurs de mettre en scène et de porter à l'écran leurs fantasmes les plus pervers et intimes. Ici, Sorrentino évite intelligemment cet écueil devenu relativement courant (on pourrait encore citer le Loup de Wall Street aussi, pertinent puisqu'il s'agit aussi d'un biopic) et je l'en remercie.