T’as vu, t’avais trois heures à tuer et tu t’es dit que, tiens, t’allais te faire un film russe en noir et blanc de trois heures parce que t’es comme ça, un peu dingue, parce que t’as vu, t’aimes les expériences, t’aimes les trucs extrêmes comme on dit, après pas que, parce que dès fois t’es capable de chialer devant une nunucherie, t’as un cœur quand même, t’es fleur bleue quand tu veux, t’aimes pas que des trucs où ça mutile, où ça viole, où ça gicle le sang, ouais, t’as un cœur, en plus le cinéma russe, t’adores t’as vu, t’adores Tarkovski, t’adores Sokourov, t’adores Klimov, alors pourquoi pas ça, pourquoi pas trois heures de délire halluciné (et hallucinant) dans la gadoue, la crasse et le caca.


À la base, y’a un roman SF des frères Strougatski, les auteurs de Stalker adapté par Tarkovski. En gros, y’a une planète t’as vu, Arkanar, qu’est pareil à la Terre, mais en retard de 800 ans, coincée période Moyen Âge, mais Moyen Âge hardcore, le degré zéro quoi, sans enluminures, sans tapisseries, sans troubadours ni preux chevaliers. Le pouvoir (l’armée des «Gris») a éradiqué culture et éducation, banni arts et écrits, et toute résonance, ancienne ou plus actuelle (le roman a été écrit en 1964), avec pas mal de régimes et courants autoritaires serait carrément intentionnelle. Arkanar est restée à l’état de société primitive, larvaire, vautrée dans sa misère et ses excréments dans lesquels d’ailleurs on noie penseurs, sages et intellectuels, balancés au fond des latrines ou bien pendus, quand on ne les torture pas, tu saisis l’ambiance.


Et donc sur Terre, ils envoient des sortes de scientifiques en mission d’observation sur Arkanar avec ordre de ne pas intervenir sur le cours politique des choses. Parmi eux, un certain Don Rumata, pris pour une sorte de Dieu au milieu de cette fange humaine incapable de réfléchir, d’évoluer ou même de rêver, ou alors de boue et de pluie parce qu’il n’y a que ça sur Arkanar. De la boue partout, et de la pluie tout le temps. Mais le dilemme se pose pour Don Rumata : parce qu’il sait, parce qu’il a la connaissance, parce qu’il peut raisonner, doit-il intervenir et mettre fin à cette ère des ténèbres malgré consignes et possibles conséquences (une guerre qui s’annonce ?), ou laisser ces gueux infâmes à leur indigence, à leur no futur, au risque de s’y perdre aussi, de régresser à son tour ?


C’est difficile d’être un dieu, t’as vu, surtout quand t’es en enfer. Et pour le spectateur, n’en parlons même pas. Enfin si, parlons-en. Question immersion totale, t’as rarement vu (vécu) un truc pareil, à la rigueur dans le Philosophy of a knike d’Andrey Iskanov, mais le film, au-delà de son ambiance cauchemardesque qui t’avait sidérée, n’était pas bon quoi qu’il en soit. Pas besoin d’odorama ici : au bout d’une demi-heure à peine, c’est comme si tu y étais, la tête la première plongée dans la souillure, narines et yeux outragés. Alexeï Guerman parvient à filmer la puanteur, à donner corps à la vermine et à l’ordure, tu les sens très vite autour de toi, elles s’imprègnent fort.


Sa caméra fouraille, s’approche au plus près des trognes sales et hideuses, arpente des terres trempées et dévastées au ciel bas, se faufile à travers des décors putrides comme dans les viscères fumantes d’une bête immonde, tandis que celles des hommes se déversent parfois au détour d’un plan, tranquille. Elle se substitue surtout à un regard, à la vision subjective d’un personnage dont tu ne sauras rien (a priori une femme qu’un moine rebutant appellera «mon joli cœur», «mon ange»), témoin direct mais silencieux des événements, collant aux bottes crottées de Don Rumata dans son harassant labeur et ses déambulations crado-métaphysiques.


Mais il est moins question pour Guerman, mais peut-être te trompes-tu, comment savoir, de faire sens, sinon évidemment de dire les pires obscurantismes qui nous pendent au nez et la difficulté à engager un changement aux effets incertains, que de vouloir réaliser une espèce de film-monstre ultime où la démesure dans l’impur prévaut à absolument tout. Le récit des Strougatski ne sert quasiment plus que de prétexte, et tout le reste semble avoir été jeté à la poubelle. On est à l’opposé ici de la version proprette et kitsch de Peter Fleischmann, réalisée en 1989 et scénarisée par Jean-Claude Carrière, qui ressemblait davantage à un mauvais trip fantasy en mode europudding.


Pas de ça ici, t’as vu. Ici plus c’est dégueu, plus ça patauge et plus ça s’exprime avec le corps, mieux c’est. De la morve et de la merde et de l’urine et des crachats et du sang comme presque seul langage, avec les râles, cris et borborygmes qui vont avec : voilà ce qui est. Humanité terminale, liquéfiée, sans espoir, et est-elle même encore récupérable, vaut-elle même que l’on se batte ? Le chaos est sans fin, le chaos sinon rien. Le tournage en lui-même en était un, se raconte-t-il, étalé sur sept ans parce que Guerman mettait des jours à estimer qu’un plan pouvait enfin être tourné, avec ses nombreux figurants parfois recrutés dans des institutions psychiatriques pour leur tronche de travers et ses décors brinquebalants infestés de rats et de carcasses de chevaux laissées là, en train de pourrir, pour que les acteurs soient «dans l’ambiance». Et toi t’aurais voulu être là, embourbé et mouillé, pour admirer un tel bordel.


Donc voilà, t’as vu, tu t’es fais un film russe de trois heures en noir et blanc dont les miasmes à la fin persistent au fond du gosier. Souvent abscons dans son écriture, désordonné dans sa narration, mais étourdissant, apocalyptique même, dans sa forme convoquant les pires visions de Bosch et de Brueghel l’Ancien, l’humeur cafardeuse et grise d’un Béla Tarr et le fatras pas possible d’un Terry Gilliam tenté par l’insane, le dernier film de Guerman est comme une œuvre sans cesse au bord du gouffre, de l’autodestruction à force de trop. Trop massif, trop répétitif, trop long. Trop difficile à aimer ? Mais c’est pas un film qu’on aime, ça, c’est pas un film qu’on peut aimer de toute façon, non, c’est juste un film que tu te prends dans la gueule, et puis après plus rien.


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le 19 févr. 2021

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