C’est un film hors du commun à tous les niveaux. Entre le tournage (six années) et le montage (huit autres années), c’est à peu près le sixième d’un siècle qui aura été nécessaire pour que le film voie le jour, terminé par la compagne et le fils du cinéaste russe Alexei Guerman qui, décédé en février 2013, n’aura pu voir l’aboutissement de ce projet fou : l’adaptation du roman de science-fiction écrit en 1954 par les deux frères Strugatsky. Dans une période médiévale, sur une autre planète, des combats ont lieu entre différents dignitaires tandis que les raisonneurs et les artistes sont persécutés. L’histoire méandreuse à souhait sert ici de métaphore à l’état actuel de la civilisation, plus précisément celle que connait bien le réalisateur. En dépit de sa portée politique et symbolique, elle ne constitue pas la particularité du film, davantage à chercher dans une forme ahurissante et hallucinée, proprement épuisante, mais également stimulante, pour le spectateur qui n’en peut mais, tout au long de presque trois heures qui se révèlent un parcours du combattant. Le film, en noir et blanc, ou devrait-on plutôt écrire en un nuancier de tons gris et laiteux, est composé de longs plans-séquences de combats et d’empoignades, de luttes corporelles en tous genres, dans lesquels interviennent et se bousculent des quantités d’individus mêlées à des bestiaires et des machines improbables. C’est véritablement le merdier, au propre comme au figuré, tant on baigne dans la gadoue et la fange. C’est pareillement un univers très violent où règne la barbarie sans limites, où les humains semblent avoir recouvré leur animalité originelle. Cette violence qui s’origine beaucoup dans les fluides (pisse, excréments, vomissements, crachats,…) et s’épanouit dans les meurtres et les combats est souvent traitée hors champ, mais le spectacle n’en reste pas moins éprouvant. Il est néanmoins sidérant et envoûtant dans l’impression d’une action permanente, d’une profusion de personnages, dont certains viennent nous regarder directement en face. Des séquences du film qui alignent les ouvertures de portes et les superpositions d’actions finissent par épouser la nomenclature des jeux vidéo, en stimulant du coup l’excitation du spectateur, d’autant plus que l’ensemble n’est pas dépourvu d’humour et de cocasserie parfaitement en phase avec la culture slave.
À peu près persuadés d’être passé à côté de pas mal de choses, et peut-être de nombreuses références, on reste toutefois hallucinés devant cette œuvre folle et fascinante, qui semble jeter des passerelles entre le picaresque d’un Cervantès et l’esthétisme d’un Béla Tarr. Reste à faire le grand plongeon dans ces torrents de fange.