Parce que la vie est cyclique, le cinéma de Yasujirô Ozu l'est tout autant. On retrouve ainsi de film en film ces mêmes éléments, ces mêmes constances, qui se répètent inlassablement jusqu'à trouver une nouvelle résonance dans notre fort intérieur : les plans sur le cadre naturel font office d'ouverture et de conclusions logiques à toutes les histoires ; les saisons s'égrènent et relient malicieusement les films entre eux (Printemps tardif, Été précoce, Fin d'automne, etc.) ; ces mêmes personnages, ces mêmes acteurs, rejouent l'éternel théâtre de la vie (mariage, séparations, retrouvailles...) ; délaissant la psychologie ou la politique, le focus est fait sur le drame quotidien, sur le conflit entre l'Homme et la nature ; quant à la mise en scène, elle brille également par sa constance (caméra au ras du sol, plan fixe, épurement des cadres...). Si on retrouve tout cela dans Il était un père, le film parvient néanmoins à se distinguer en étant le plus autobiographique de son auteur et en évoquant surtout la difficulté de vivre avec ses propres fantômes.

Ces fantômes, ce sont le poids que les morts (une épouse, une mère, un élève) peuvent avoir sur les vivants (un mari, un fils, un professeur), c'est le poids de la culpabilité qui transforme un homme en spectre errant dans le vide de son existence, c'est le poids du chagrin qui étouffe puis brise l'harmonie de toute une famille... Savoir appréhender la mort nous dit Ozu, c'est apprendre à porter son propre fardeau afin de se remettre en chemin, afin de retrouver sa place au sein du cercle familial, au cœur du cycle de la vie. Il était un père ne parle que de cela, et c'est déjà beaucoup.

Avec ce film, Ozu évoque un peu sa propre histoire et se dévoile légèrement, ce qui est suffisamment rare pour être signalé. Comme le fils de son film, son enfance fut marquée par les séparations et l'éloignement, avant de retrouver le cercle familial à 21 ans. La séparation devient ainsi source de dysharmonie ou de désunion, qu'elle soit symbolique (la mort qui prive un homme de son épouse, par exemple) ou bien plus concrète (les kilomètres qui se mettent entre un père et son fils). C'est pour faire ressentir le poids mortifère de celles-ci que l'histoire s'étire sur une très longue période, les ellipses narratives mettant joliment en relief la stagnation des relations ou de l'existence : le père fuit (son rôle de père, son métier de professeur) et peine à vivre, le fils évolue en tant qu'apprenti (collège, lycée, université) sans pouvoir se réaliser en tant qu'homme (devenir époux puis père lui-même).

La dysharmonie tant redoutée par Ozu s'inscrit à l'écran de manière très subtile : ce sont des êtres qui évoluent peu et chacun de leur côté, ce sont des êtres qui passent à côté de l'essentiel de la vie. Ce n'est pas pour rien si le cinéaste dédie ses plus belles scènes à leur réunion éphémère lors des parties de pêche : le père et le fils sont filmés côte à côte, dans la même eau, dans le même fleuve de l'existence, faisant enfin corps avec la nature. L'harmonie est là, sous nos yeux, elle illumine le film de sa douceur et de sa vérité.

Cette vérité, enfin naissante, on la doit à la pérennité des parties de pêche, à la subsistance dans le temps des valeurs ou traditions familiales : transmission et apprentissage viennent consacrer le rôle des parents et unir les membres d'une même famille. Les rituels familiaux, plus que tout autre chose, permettent à un enfant de devenir un homme, et à un vieil homme de réapprendre à vivre... C'est ce que nous indique Ozu au détour de deux scènes majeures, aussi pudiques qu'émouvantes : lorsque la mémoire des défunts est célébrée, une famille se réunit, un homme renaît en tant que père ou professeur.

Malgré un aspect un peu moralisateur, avec ce père qui dispense ses leçons de dévouement à son fils, Il était un père demeure une belle réussite, permettant à Ozu d'accéder à un cinéma de la maturité, poignant et pudique, digne et humaniste, où l'universalité de l'existence s'exprime avec une économie de moyens étourdissante. Comme nous l'indique cette séquence finale avec ce train qui fait glisser le fils sur les rails de son existence, mais où un malicieux plan de coupe sur des valises nous rappelle le bagage familial qu'il emporte dorénavant avec lui.

Créée

le 20 oct. 2023

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Procol Harum

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