Chronique d'un chef-d'oeuvre : et si l'on devait résumer le cinéma à un seul film?

- Critique et analyse

« Il était une fois en Amérique » est un film de Sergio Leone sorti en 1984. Leone s’inspire du roman « The Hoods » de Harry Grey, paru en 1952, dont l’action s’arrête dans le courant des années 30. Il y choisit entre autres un événement important : le moment où le héros choisit, en 1933, de trahir ses amis pour leur bien en les livrant à la police. Cet événement, Leone en fait - avec la collaboration de quatre co-scénaristes - le point central d’un nouveau scénario en trois époques : la jeunesse (1922), l’âge adulte (1933) et la vieillesse (1968). Le film est donc loin d’être une simple adaptation du roman, mais celui-ci a servi de base à l’histoire que Leone et ses collaborateurs ont façonné, nous donnant « Il était une fois en Amérique ». Ce magnifique chef-d’oeuvre nous fait donc suivre le destin de David « Noodles » Aaronson (joué adulte par Robert De Niro) de façon non-linéaire mais par des allers-retours entre les époques, ce qui fait toute la beauté du film. Il est entouré de ses amis du quartier juif de son enfance et futurs associés du crime organisé : Maximilian « Max » Bercovicz (joué adulte par James Woods) ; Patrick « Patsy » Goldberg ; Philip « Cockeye » Stein mais également de son amour impossible Deborah Gelly et du fidèle Moe « Fat » Gelly. C’est une intemporelle fresque sur la vie, sur la mort, sur la mémoire et sur le temps, explorant des thèmes comme l’amitié, l’amour ou la trahison, le tout avec une profonde nostalgie. C'est un film dont la longueur est indispensable à l’histoire. Devant ces quatre heures de cinéma nous perdons toute notion du temps, à l’image du protagoniste.

La réalisation et la mise en scène sont d’un niveau de perfectionnisme dépassant les précédents films de Sergio Leone. Les plans sont éblouissants, qu’il s’agisse des gros plans sur les visages des personnages ou des plans larges comme celui dont l’arrière-plan est sublimé par le Manhattan Bridge. Les transitions d’une époque à une autre sont toujours subtilement amenées.

Sergio Leone, mort en 1989 alors qu’il travaillait sur un nouveau projet, signe avec « Il était une fois en Amérique » son oeuvre testamentaire pour laquelle il aura consacré douze années de sa vie.

Les acteurs sont tous parfaits, des premiers aux seconds rôles. Robert De Niro signe l’une de ses meilleures performances, son interprétation de Noodles jeune comme vieux étant magistrale et il nous fait ressentir chaque émotion de son personnage. Il n’y avait que lui pour incarner ce rôle avec une telle justesse. Grande prestation également pour James Woods, à la fois époustouflant et inquiétant dans ce rôle de manipulateur et mégalomane. Bien entendu, une grosse mention là-aussi pour les acteurs incarnant les personnages jeunes qui sont troublants de réalisme.

La bande originale signée évidemment Ennio Morricone - que Leone appelait son « scénariste » - est si puissante qu’elle nous transporte totalement dans l’atmosphère mélancolique du film. Sergio Leone a d’ailleurs tourné de nombreuses scènes avec la bande-son qui défilait sur des hauts-parleurs, afin que ses acteurs s’imprègnent de cette ambiance.

L’histoire - racontée de façon non-chronologique donc - commence à partir du moment central de la trahison, dans un lieu précis qui apparaît au début du film mais également à la fin. Le lieu en question est une fumerie d’opium clandestine, à l’arrière d’un théâtre d’ombres chinoises, où Noodles vient après son acte comme pour s’en absenter. Le plus important, peut-être, étant que la dernière scène du film - loin de conclure sur la fin ou sur la mort de Noodles - revient en 1933 dans la fumerie et s’y stabilise, s’y éternise. C’est une volonté du réalisateur afin de donner plusieurs niveaux de lecture au spectateur.

Le premier est que l’histoire s’est déroulée de manière rationnelle, à savoir cet homme qui retourne au bout de 35 ans dans les lieux et auprès des gens qui constituaient le monde perdu de sa jeunesse. Cette vision a majoritairement été préférée par la critique mais également par le public.

Le second pourrait donc laisser imaginer que Noodles revoit son enfance dans le passé (flash-back) et qu’il prévoit son futur (flash-forward), toute la partie du film sur la vieillesse se situant en 1968 n’étant qu’un rêve produit par les effets de l’opium tandis que la partie de l'enfance en 1922 serait un souvenir dans un rêve, l'opium faisant en effet voyager dans le passé comme dans le futur. Ainsi, Noodles aurait rêvé d'un futur apaisant le passé. Un futur où il a été trahi plutôt que d'avoir trahi.

Certains éléments peuvent étayer cette thèse de « rêve sous opium » comme la scène où Noodles retrouve, en 1968 et après 35 ans, Déborah. Nous avons déjà revus plusieurs personnages, vieillis, et on s’attend à voir Déborah de même. Sauf que celle-ci n’a quasiment pas vieillie, comme si sa beauté s’éternisait dans l’esprit de Noodles. Mais c’est surtout Sergio Leone lui-même qui favorisait - de son point de vue de spectateur - le fait que son protagoniste ne soit jamais sorti de 1933 : « C’est cette veine non-réaliste qui me passionne le plus. Par-dessus tout comptent pour moi le côté voyage en rêves, produits par l’opium, avec lequel le film s’ouvre et s’achève, comme un havre et un refuge ».

D’un point de vue personnel, j'ai toujours privilégié la première possibilité, le fait que Noodles ait vraiment fuit durant 35 ans, qu'il ait vraiment vécu les événements de sa vieillesse. Le rêve brisant selon moi cette nostalgie autour du passé du personnage, ainsi que le poids et l'émotion des révélations finales. On voit clairement dans l'attitude de Max lors de la célébration de l'avènement de la Prohibition qu'il est tendu et qu'il éprouve même un certain remord vis-à-vis de Patsy et Cockeye - notamment lorsqu'il les prends dans une accolade- puisqu'il sait qu'il les sacrifiera funestement quelques heures plus tard. Lorsque Noodles s’en va dans le bureau du groupe, Max le suit d'un regard froid et qui en dit long puis lorsqu'il le rejoint, il insiste fortement pour que Noodles n'assiste pas à leur "dernière sortie", allant même jusqu'à l'assommer. En d'autres mots, il ne souhaite pas sacrifier Noodles par la mort. Il sait néanmoins que son plan a fonctionné -il remet le téléphone dans le bon sens sur le combiné- et qu'il est désormais en marche. Cette attitude renforce selon moi les révélations finales et, évidemment, que le corps complètement carbonisé ne soit pas le sien.

D'autre part si Noodles a rêvé ces événements, c’est également intense émotionnellement car finalement, en voulant se dédouaner de sa trahison par la prise d'opium, il ne trouve là-aussi que déceptions et tromperies. Mais la vie rêvée gâche un peu mon plaisir, préférant que Noodles ait réellement vécu cette vie manquée. Et pourtant, c'est un film… rien n’est réel. Grandiose.

- Mon rapport personnel au film

J'ai découvert Il était une fois en Amérique il y a environ quinze ans, il est instantanément devenu mon film préféré. A l'époque, il s'agissait d'une découverte en VHS avec la VF d'origine de 1984, dirigée en son temps par Sergio Leone en personne. Le marché du DVD était déjà bien entendu très répandu et le film était par ailleurs déjà sorti sur ce support en 2003, mais à cette période j'étais encore un jeune ado qui enfilait les cassettes vidéos sur sa télévision à tube cathodique. J'ai fait l'acquisition un peu plus tard du DVD et je me remémore avoir été déçu par le redoublage de la version française. Certes De Niro y avait sa VF la plus connue avec Jacques Frantz, mais la voix légèrement rauque de Michel Creton dans la première version ainsi que les dialogues (parfois changés dans le redoublage) étaient à mon sens meilleurs. Ce n'est qu'au début des années 2010 avec la sortie du film en Blu-Ray que je me suis mis à la VO, évidemment on ne peut faire mieux et j'ai redécouvert le film avec l'intensité totale du jeu des acteurs. Néanmoins, dans un coin de ma tête -et de mon cœur, probablement- la voix de Noodles sera toujours associée à celle de Michel Creton.

Grâce à La Film Foundation de Martin Scorsese et la marque de luxe Gucci, la Cinémathèque de Bologne a pu restaurer 7 scènes supplémentaires -pour un total de 22 minutes- et les intégrer à un montage faussement nommé « extended director's cut », présenté au Festival de Cannes en 2012 et sorti en Blu-Ray en 2015 (notamment via une sublime édition limitée en Steelbook d’une couleur dorée).

Cette version est annoncée par les enfants de Leone comme étant « proche du montage initial du réalisateur qui durait 4h30 ». En effet, Sergio Leone affirmait au Festival de Cannes en mai 1984, qu’une version plus longue serait destinée à une diffusion à la télévision, en plusieurs parties. Il déclara plus tard « Nous avons rejeté l’idée de diffuser le film en deux, trois voire quatre parties à la télévision. Cela doit se voir en une seule fois. Certes cette version plus longue expliquait peut-être certaines choses plus clairement. Mais soyons honnêtes, la version de 3h49 est ma version, celle que je préfère ». Entre le moment où la version longue a été annoncée et le changement d’avis du réalisateur, il y a peu de chance qu’elle ait été réellement montée car elle n’a donc jamais été diffusée et l’état des scènes ajoutées dans cette dernière version de 4h11 renforce le doute (le son n’a d’ailleurs jamais été mixé/post-synchronisé, il s’agit de la prise de son témoin). Rappelons d’ailleurs qu’il manque toujours une vingtaine de minutes pour arriver à cette durée de 4h30 (lorsque la version de 4h11 était sortie, les vingt autres minutes n’étaient pas exploitables et près d’une décennie plus tard nous n’en savons pas davantage).

Il est surtout important de retenir que Leone avait affirmé lors de cette même conférence de presse être « entièrement satisfait de la version de 3h49 pour être vue au cinéma». Les scènes ajoutées étaient cependant intéressantes à découvrir en tant qu’amoureux du film. Elles ont évidement été placées aux bons endroits mais il n’y a aucune certitude que Leone les aurait montées de cette façon. Surtout, la qualité visuelle de celles-ci est médiocre. La grande force de cette version provient du fait que le film ait été entièrement restauré en 4K avec un nouvel étalonnage des couleurs. La colorimétrie d’un ton légèrement « sépia » colle parfaitement à l’ambiance et à l’époque où se situe l’histoire et semble également correspondre aux informations données par Leone et son directeur de la photographie Tonino Delli Colli qui parlaient de « tons pastels » et « brunâtres » pour les années 1922/1933 (là où les couleurs du BR de la version cinéma étaient trop vives et parfois saturées). Cela donne au film une identité visuelle authentique.

On ne peut qualifier une version comme étant « extended director’s cut » lorsqu’un réalisateur n’est plus là pour la superviser, quand bien même la colorimétrie est réussie et semble plus fidèle aux intentions de Leone et Delli Colli. Le problème résulte dans le montage (la façon dont ces scènes sont insérées) et du fait que cette durée de 4h11 n’est que intermédiaire entre la version cinéma et la version longue prévue par Leone. En d’autres mots, le réalisateur n’aurait certainement jamais publié une version de 4h11.

Cependant, avoir la chance d'un jour découvrir les ultimes scènes manquantes qui n'ont pas encore pu être restaurée à ce jour, et dans une colorimétrie parfaite, est un de mes deux rêves cinématographiques...

Mon autre rêve était de voir ce chef-d'oeuvre au cinéma. J'ai eu la chance de voir celui-ci se réaliser en août 2020 lors d'une séance -de la version cinéma 3h49- à Bruxelles. Une expérience exceptionnelle et une immersion unique, d'autant plus que le film ait été projeté dans la sublime salle "Grand Eldorado" de l'UGC De Brouckère, classée au patrimoine culturel belge. Une petite déception demeurait cependant du fait que, même si cette version de 3h49 est la meilleure, la version de 4h11 est plus belle visuellement (sauf ses scènes ajoutées, il va s’en dire). Une déception à laquelle j’ai pu remédier en août 2022 lors d’une séance au Max Linder Panorama de Paris, lequel diffusait la version de 4h11 avec sa sublime colorimétrie et son scan 4K.

En parlant de Paris il est important de souligner que, toujours dans son incroyable obsession de réalisme, Leone a posé ses valises dans plusieurs villes du monde entier afin de coller parfaitement à l’époque de son intrigue. La gare Grand Central de New York des années 1930 n’existant plus au moment de tourner le film, Leone a donc tourné sa scène à la gare du Nord de Paris puisque l’ancienne gare de New York en était une copie. Il a profité de sa présence dans la capitale française pour également tourner une autre scène, coupée au montage cinéma mais présente dans la version rallongée, au Bouillon Julien qui fait ici figure de restaurant de la gare Grand Central où Déborah prend un café avant de prendre le train. J’ai d’ailleurs apprécié « l’astuce » de la scène : Déborah descend les escaliers du restaurant qui mènent aux quais de la gare. En réalité ces escaliers mènent aux cuisines de l’établissement (le Bouillon Julien n’étant bien entendu pas à la gare du nord). Les hôtels-restaurants de Long Island dans les années 1930 n’existant plus non plus, Leone tournera donc la fabuleuse scène du restaurant/de la plage entre Noodles et Déborah à l’hôtel Excelsior au Lido de Venise. La scène où le jeune Noodles et ses compères repêchent les cargaisons d’alcool a également été tournée à Venise. Bien entendu New York a également servi de décor comme pour le plan phare avec le Manhattan Bridge en arrière-plan, ou de nombreuses scènes tournées dans deux rues entières reconstituées pour le film. D’autres scènes ont été tournées à Montréal et au Québec en général, où l’on trouvait encore énormément de villes aux architectures des années 1920/1930. Pour le reste, et notamment la plupart des scènes intérieures, elles seront tournées aux studios Cinecittà à Rome. Une partie d’une des deux rues de New York qui avaient été reconstituées a été reconstruite à Cinecittà afin de palier à un problème : la ruelle sur le côté de chez Fat Moe était bien plus étroite que ce qu’on peut voir dans le film. Pour se faire, les scènes s’y déroulant ont donc été tournées en studio.

Pour conclure, j'ajouterai qu'il ne faut pas oublier que l'idée initiale de Sergio Leone pour sa « (extended) director’s cut » était une version de 6 heures, qu'il voulait diffuser en deux actes de 3 heures (à la manière du 1900 de Bernardo Bertolucci, sorti en 1976 -avec De Niro, encore- et d'une durée de 5h25 au total). Le fiasco de celui-ci justement souffla définitivement ce souhait de Leone, les producteurs ne souhaitant aucunement prendre un "risque" similaire.

- Recensement des documentations et ouvrages en ma possession

  • C’era una volta in America – Photographic Memories (1988, Marcello Garofalo)
    Incontestablement ma plus belle pièce, ouvrage sublime avec des photos uniques, épuisé depuis la fin des années 90 (lorsqu’il est sur eBay -très, très rarement- il est affiché hors de prix, entre 1700 et 3000€). Je l’ai pour ma part acheté à un musée italien mais sachez qu’un exemplaire est libre d’accès à la Cinémathèque Française de Paris pour pouvoir le regarder/le lire (textes en italien)
  • Cahiers du Cinéma n°359 (mai 1984) – revue mensuelle
  • Il était une fois en Amérique (1984, att. de presse Monique Assouline) – revue de presse
  • Il était une fois en Amérique (1984, Lee Hays) – roman tiré du scénario du film
  • Il était une fois en Amérique de Sergio Leone (2010, Jean-Marie Samocki) – essai personnel/analyse
  • Il était une fois en Amérique (2018, Ilaria Feole) – collection « les meilleurs films de notre vie »
  • Conversation avec Sergio Leone (2006, Noël Simsolo) – série d’entretiens avec le cinéaste
  • La Révolution Sergio Leone (2018, Gian Luca Farinelli & Christopher Frayling) – textes et témoignages (paru suite à l’exposition « Il était une fois… Sergio Leone » à la Cinémathèque Française de Paris fin 2018/début 2019)
  • Sergio Leone – Quelque chose à voir avec la mort (2018, Christopher Frayling) – ouvrage de l’historien et écrivain
  • L’Avant-Scène Cinéma n°537 (décembre 2004) – revue mensuelle
  • L’Avant-Scène Cinéma n°656-657 (octobre-novembre 2018) – revue mensuelle (quasi-similaire à celle de décembre 2004)
  • Starfix « Cannes 84 » (juin 1984) – revue mensuelle
Noodles-
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le 9 août 2022

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