Puissance éternelle du fait divers. Il suffit d’un mort pour que des phares grignotent la nuit et que des hommes peignent avec leurs gestes, leurs voix, leurs gueules et leurs regards des tableaux en clair-obscur dans un décor majuscule. Ce n’est jamais la vérité qui intéresse Nuri Bilge Ceylan au premier plan, mais bien tout ce qui bouge autour. Le film s’ouvre d’ailleurs par le flou d’une vitre sale : tout un programme.
On ne saura donc jamais avec exactitude le déroulé des évènements et les raisons qui ont pu mener Kenan et son frère à tuer ce garagiste. Ceylan en dissémine bien sûr habilement quelques bribes, laissant le spectateur se débrouiller avec ça de la même manière que Naci, le commissaire, et Nusret, le procureur. Le film est à l’image de la route omniprésente jusqu’au dernier quart du film : longue, accidentée, sinueuse, comme les visages de ces personnages que Ceylan filme avec une lumière absolument magnifique, de jour comme de nuit. Ce qui est encore plus frappant, c’est que là où la recherche du cadavre et la quête de la vérité pourrait être une obsession pour tous ces types représentants de la loi, il en fait un sujet totalement secondaire dans ses dialogues et sa mise en scène, transformant le crime en prétexte à dérouler de la vie, notamment pendant les scènes de bagnole. Le meurtrier a beau être à assis à l’arrière, à côté du docteur Cernal, les hommes ne ressentent aucune gêne à bavarder, à se marrer, à s’engueuler, à répondre au téléphone à leur femme, à demander des médicaments pour son enfant malade… À chacun à ses emmerdes. Et pourtant, cela n’enlève rien à une forme de tension peut-être peu spectaculaire (quand bien même Kenan est auréolé d’une certaine aura presque christique), mais beaucoup plus sourde, tangible et diffuse. Plus tard, lorsque le macchabée sera enfin dans le coffre de la voiture, Ali profitera même du peu de place restante pour y ajouter quelques légumes à côté de la tête du cadavre fraîchement déterré. Il n’y a dans ce film aucune fascination pour le crime, pour le mal comme on peut le voir trop souvent avec des artifices si répétitifs, automatiques qu’ils en deviennent insipides. Plutôt que d’accélérer le temps, Ceylan le rallonge, l’étire jusqu’à l’épuisement sans jamais surdramatiser, y compris lorsque les hésitations, volontaires ou non, de Kenan poussera les nerfs de Naci à bout.
Ce qui est avant tout au centre, ce sont les liens qui se tissent le temps d’une nuit entre plusieurs solitudes qui se débattent comme elles peuvent dans un monde d’une brutalité folle, mais où finalement la vie reprend toujours le dessus, comme cette blague tellement minable (mais si drôle) du procureur qui surgit au beau milieu du drame. Dans Les Herbes sèches, Ceylan avait peut-être écrit selon moi l’un des plus grands personnages que j’ai jamais vu tant ce rôle professeur d’art coincé à la campagne était d’une densité et d’une profondeur rarement vu au cinéma. J’ai ressenti à nouveau cette intelligence d’écriture dans Il était une fois en Anatolie dans cette façon qu’il a de créer de l’opacité, de l’insondable autour des êtres qu’ils filment, et qu’ils auraient leurs propres vies lorsqu’ils échappent au regard de la caméra. Il n’y a aucune identification, et pourtant ils nous touchent parce qu’ils nous renvoient à nos propres zones d’ombres, nos limites, nos frustrations. À ce sujet les deux personnages les plus intéressants sont assurément le procureur et le médecin dont la conclusion du dialogue en plusieurs parties constitue à mon avis le plus beau moment du film.
Moins verbeux et sophistiqué que Les Herbes sèches, j’ai énormément apprécié Il était une fois…qui reçu le Grand Prix à Cannes en 2011. Le film patine peut-être un peu plus dans sa partie diurne, mais la scène de l’autopsie finale est simplement géniale, tout comme ses plans qui témoignent de la solitude affective du médecin. Et puis, il y a avant cette première partie dans la nuit absolument sublime où j’ai été littéralement hypnotisé par ce ballet d’ombres, de corps et surtout de lumières, avec ces phares de voitures qui éclairent comme des flammes.