Intérieurs
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Intérieurs

Film de Woody Allen (1978)

Que le deuil et la désillusion occupent une place fondamentale au cœur de l’œuvre marquant un temps d’arrêt entre les monuments Annie Hall, chef-d’œuvre d’eaux troubles, et Manhattan, grandiose poème à la vision réparatrice, il n’y eut aucune surprise. Mais que ladite œuvre arborant le mélodieux et charmant titre Intérieurs délivre un message teinté de vitriol à travers un dispositif éminemment tragique et dramatique (presque moribond tant l’humour est inexistant), c’en fut inconcevable pour l’époque et risque encore d’en désarçonner plus d’un quarante années après sa sortie. Les situations présentées lors d’Intérieurs ont de toute évidence conservé l’exagération allenienne prédominante dans la carrière du metteur en scène; seulement, le ton farceur a cédé la place à la consternation caractéristique des œuvres du Suédois Ingmar Bergman. D’ordinaire, elles suscitaient le rire, dorénavant, c’est une infinie mélancolie qu’elles propagent.


Dès les premiers instants, Allen circonscrit l’intrigue autour d’une maison isolée (non sans rappeler la résidence de Persona) à l’intérieur de laquelle il égrène les symboles des traumatismes de ses personnages : reconstitution allégorique du cerveau humain, la demeure devient rapidement l’entité première du récit, régissant chacun des états d’âme traversés par la galerie d’âmes meurtries. Ses fenêtres, d’où pénètre la lumière éblouissante de l’extérieur, offrent un sempiternel rappel pour les protagonistes à leur effroyable condition, à l’inenvisageable atteinte de la beauté du dehors : une main aura beau s’élancer vers la clarté, toujours seront retenu le corps et l’esprit aux racines de la douleur.


La blancheur diaphane de l’image, les vastes espaces et l’éclairage en clair-obscur se métamorphosent, sous la majestueuse direction photographique de Gordon Willis, en miroirs qui reflètent et répercutent les peines des protagonistes. L’éclairage baroque, digne d’un Rembrandt, inspiré entre autres des images de Sven Nykvist et qui manie l’obscurité et la clarté avec une virtuosité impressionnante, impose un charme gorgé de spleen et encapsule adroitement la tempête émotionnelle au sein du manoir aux cœurs brisés.


Confrontés à la réussite de leur prochain et pourtant convaincus de leur supériorité (on reconnaît ici les tendances narcissiques de Woody Allen), les protagonistes se présentent dévêtus devant la caméra, délivre une image crue de l’humanité où l’entredéchirement des liens interpersonnels (et particulièrement des liens familiaux) mis en scène donne lieu à une exploration métaphysique aigue : Intérieurs prend alors la forme d’un dialogue impossible à mener, inévitablement insoluble, telle une œuvre qui petit à petit se désagrégerait au contact de l’aridité des sentiments des personnages.


Désemparée, la réalisation opère une rencontre entre deux styles foncièrement singuliers, celui de deux esthètes intellectuels; d’un côté, Ingmar Bergman (auquel Allen rend hommage), au style cérémonieux, posé, parfaitement dosé dans ses effets de narration et sa distillation de symboles; de l’autre, Woody Allen, insufflant un rythme névrosé, semant des maladresses volontaires, sculptant ses dialogues dans le but qu’ils incarnent la plus pure expression de la souffrance de ses personnages. Remettant en question jusqu’à la nécessité de la création artistique (qui semble également impuissante face à la fatalité de la mort), Intérieurs se ponctue en magnifiques peintures figées dans la douleur collective et les solitudes personnelles : de tout ce que l’œuvre présente, il ne subsiste au final qu’un même et inéluctable appel, celui qu’achemine un faisceau de promesses provenant de l’extérieur; les vagues, la mer, le néant et la certitude de l’arrêt définitif de son propre calvaire, une géante abysse vers laquelle la vie nous appelle, magnétique et dévastatrice.


Tressant un douloureux sillon d’affres et de détresse, Intérieurs est un joyau brut dont les imperfections moirent et accentuent la beauté, encapsulant à travers une pénible mais sublime narration toute l’incompréhension inhérente à la condition humaine.

mile-Frve
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le 30 sept. 2021

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Émile Frève

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