Intérieurs
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Intérieurs

Film de Woody Allen (1978)

Intérieurs présente quelques-uns des thèmes récurrents de l’œuvre de Woody Allen : le divorce, la confrontation des carrières, l’artiste impuissant, les obsessions de l’écrivain, l’angoisse de la mort, la futilité de la vie sociale. En un sens, Intérieurs (1978) pourrait s’insérer sans accroche à une trilogie qui comprendrait Annie Hall (1977) et Manhattan (1979). Les dates de réalisation donneraient du crédit à pareille hypothèse.


Seulement, ce serait passer à côté du caractère singulier d’un film qui demeure l’un des plus beaux de Woody Allen. Comme dans plusieurs de ses films, Woody Allen rend hommage à ses maîtres : ici, Ingmar Bergman qui, en 1978, a déjà réalisé la quasi-intégralité de ses grands films. Il a notamment réalisé Les Fraises sauvages qui travaille le thème de la famille et de la mort, de la culpabilité et de l’inachèvement. Hasard des dates, Bergman réalise Sonate d’automne la même année qu’Intérieurs, qui voit s’affronter une mère et sa fille. Dans l’une des dernières scènes, l’une des plus belles du film, le visage de Geraldine Page, enfouie dans l’obscurité, ressemble traits pour traits au visage d’Ingrid Bergman dans Sonate d’automne. Le désarroi du regard, saisi dans une lame de lumière, est poignant. Ce n’est plus qu’une âme en peine, flottante dans le noir, seule, qui poursuit son chemin de damnation. L’exercice du drame, comme genre, est saisissant et unique dans la filmographie de Woody Allen.


Je dirais que si la référence à Bergman sur le plan du cinéma saute aux yeux, elle est aussi vivante et frappante sur le plan littéraire, références faites à certains thèmes de la littérature américaine. Ce récit de femme(s) rappelle les histoires tragiques de Willa Cather dans Alexander’s Bridge, My Mortal Enemy ou A Lost Lady. La forme du film, d’une certaine manière littéraire, y renvoie assez naturellement : presque sans musique, les dialogues seuls donnent vie à des plans qui sont autant de tableaux travaillés mais sans vie, pareils à des natures mortes. Le film procède d’une succession d’images qui apparaissent à l’heure de la mort, les souvenirs d’une vie. Ils sont aussi des remords. Des intérieurs vides, des espaces arides comme une plage de sable déserte, des plans rapprochés de l’océan houleux, une église sans âme qui vive, un magasin sans clients… Les intérieurs domestiques sont vastes et froids, élégamment aménagés, structurés au cordeau : le thème revient sans cesse, souvent sur le ton du reproche, que ce soit la nouvelle épouse du père qui souhaite réaménager la maison de vacances ou que ce soit Eve, la femme tutélaire, architecte d’intérieur, qui existe par l’ameublement du vide. L’espace est un thème en soi.


Les intérieurs, au pluriel, sont aussi les drames humains qui se déroulent intérieurement : l’artiste inaccompli en la figure de Joey, la fille prodige qui déçoit, préférant finalement un travail dans la publicité à la persévérance dans l’art, en quête de la reconnaissance paternelle et de l’amour maternel ; Renata, l’écrivain accomplie, castratrice de son mari d’écrivain alcoolique, la réussite admirée des parents et de la famille, égocentrique, aveugle aux souffrances de son entourage ; Flynn, l’absente, actrice frivole, symbole du monde du divertissement et de l’argent ; Mike, le père, au fait de la carrière professionnelle, accompli, riche, qui souhaite s’adonner aux derniers plaisirs avant la mort, à la recherche d’une liberté nouvelle. Et, enfin, Eve, la mère idéale, de bon goût, décoratrice, dont la vie sociale s’est limitée à l’accomplissement familial, la construction d’une maison de verre qui s’effondre comme un château de cartes.


Intérieurs est au pluriel comme au singulier. Sa construction à plusieurs niveaux rend difficile une lecture unique. C’en est l’une des principales forces. Eve aurait pu donner le titre du film : la mère est centrale et pourrait donner au film son rythme en deux actes, la tentative de suicide puis la disparition, élégante jusqu'à la fin, comme une révérence en deux temps. Sur le plan symbolique, morte une troisième fois avec Pearl, désormais épouse de Mike, mère substitutive et sauvant Joey de la noyade.


Le film aurait pu s’appeler Pearl and Eve. Car c’est aussi le portrait de deux femmes : Pearl, la nouvelle venue, l’instinct de vie, et Eve, la figure de toujours, l’instinct de mort. L’une et l’autre incarnent deux styles, deux visages, deux femmes, deux périodes de la vie familiale. Eve est raffinée, élégante, droite autant que Pearl est décontractée, naturelle, spontanée. L’une fabrique le décor pour cacher le miroir aux alouettes, l’autre ignore les convenances en brisant les glaces maladroitement. Elles ne se complètement pas, elles s’opposent : elles sont une rupture du film.


Les trois filles d’Eve, enfin. Le titre n’aurait pas été fantasque tant elles sont omniprésentes. Elles intercèdent entre les parents, elles commentent le hors champ, elles sont la matrice des souvenirs, elles sont la matière littéraire, elles forment le dialogue et elles concluent le film, dans cette image de trois visages qui s’alignent face à l’océan. On vacille entre le portrait d’une famille américaine et les portraits intimes de plusieurs personnages. Ici entrent en scène les trois filles : trois visages de l’artiste à travers le cinéma, la littérature et la création sous plusieurs de ses formes (tentative de photographie, d’écriture, de réalisation).


Pour un peu, le film aurait pu s’intituler : meurtre en famille, tant l’image finale des trois sœurs, enfin sereines, débarrassées de leur mère, semble trancher avec la pesanteur du film. Il y a une profondeur de propos difficile à démêler : dans ce milieu intellectuel et artistique où la réussite occupe toute la place, l’échec est le seul visage à voir. La tentative du père, aboutie d’ailleurs mais non sans difficulté, introduit un chaos qui semblait latent (la scène inaugurale du déjeuner donne une piste). Il précipite une situation qui semblait devoir advenir. Mais l’acharnement des filles contre la mère ne laisse pas d'interroger. Qui est fautive dans l’affaire ? Les haines recuites, les jalousies cachées, les échecs personnels tiennent-ils des situations individuelles, des incompétences et des incomplétudes de chacune, ou bien la culpabilité de la mère est-elle totale, seule responsable, matrice vénéneuse ? A ce titre, on aurait tort de prendre à si bon compte la tirade finale de Joey. L’océan emporte son cadavre, nul deus ex machina ne vient sauver l’affaire. Le drame s’accomplit. Il s’accomplit dans l’injustice familiale. Nœud de vipères, ultime titre possible pour ce chef d’œuvre.

JMKRO
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le 3 août 2017

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