Depuis La Rencontre (1996), on connaît le cinéma réduit au strict minimum de ce pionnier du film autobiographique à la mini-caméra DV (après avoir goûté au cinéma grand public, tournant avec Delon ou Deneuve). Avec Irène, Alain Cavalier prolonge ce processus filmique en l'appliquant au sujet intime et douloureux de la disparition de sa bien-aimée avec cette interrogation : comment et par quels moyens évoquer Irène aujourd'hui ?

Guidé par la relecture de deux journaux intimes des années 1970-1972, Cavalier déambule dans les lieux qui furent témoins de l’amour entre Alain et Irène. Nominée par ce titre homonyme, cette œuvre spectrale, mettant en scène les souvenirs encadrés du couple (photographies, vidéos, coupures de journaux) est scénarisée (pour autant que la voix off de Cavalier est issue du scénario et non pas de son deuil vécu sur le vif du tournage), réalisée (pour autant qu’il y a réalisation dans ce regroupement de visites guidées), produite (pour autant qu’il en coûte énormément de filmer sa propre maison) et interprétée (pour autant qu’il interprète un autre individu que sa propre personne) par Cavalier. Farce ou sarcasme de cinéma diraient certains, il y a dans la démarche de l’auteur un désir immensément généreux de nous parler de lui et d’elle ; seulement de lui et seulement d’elle. S’agit-il donc de cinéma ?

Il ne s’agit pourtant pas d’un documentaire sur le cinéaste, ni d’un assemblage puissamment pensé de photogrammes (Chris Marker), ni du making-of d’un film à jamais perdu. Bien plus journal vidéo, la subjectivité de Irène est tout issue de l’auteur Cavalier maître à bord d’un film d’une étonnante maîtrise plastique où, à plusieurs instants, les réflexivités des cadres (miroirs, illusions d’optiques et flous) se jouent d’un univers qu’il nous oblige à constamment reconsidérer ; « Irène, Reine, Renie » écrit-il comme s'il était question d'un mots-croisés de la mémoire. À travers le filtre ectoplasmique de sa femme décédée, on recherche la trace de l’image de celle-ci toujours dissimulée, on recherche les fragments de leur amour d’il y a 40 ans qui pourraient être encore décelables sur les « scènes de la passion ». Toute cette enquête est donc menée alors que Cavalier, tranquillement et avec le rythme haletant du cœur débordant, prêt de l’explosion, nous explique comment et pourquoi ils se sont connus, ont vécu et étaient bien près du divorce peu avant l’incident. Au fil des pages des journaux intimes qui marquent les années qu’il passa avec la femme, on replonge dans une époque intime de la vie de l’homme aimant, le même qui laisse enfin apparaître une unique photo intime d’Irène seins nus et assise sur le lit nuptial.

Cette unique image claire, elle est ce que le cinéaste nous donne enfin à voir d’un fantôme qu’il cherche à maîtriser et à contrôler. En utilisant son moyen d’expression formel et habituel, Cavalier revient sur sa décision d’il y a 40 ans à ne pas avoir voulu confirmer du regard l’identité de la dépouille qui lui avait été menée. « Si je l’avais fait, probablement que je n’aurais pas à faire ce film » lance-t-il pendant qu’il s’étend à reconstituer au présent un temps qui n’a jamais existé. Irène est morte, Cavalier le sera bientôt du fait de sa crucifixion par l’image - un reflet trouble et troublant de son dos écaillé et boursouflé par la maladie et le temps nous l’indique - qui, dans cette dernière œuvre l’a complètement évincé sous nos yeux. On y retient le besoin fondamental de l’homme à affronter l’image de la mort pour finalement l’accepter dans tout son mystère, car transportée à travers les différents paysages que le couple aura perçus ensemble, la poésie dont fait état Cavalier est de celle forgée à même la mémoire, moulée à même les tendresses intimes que l’artiste nous narre de la voix la plus attendrie.

En bout de ligne, le cinéaste réussit le pari émouvant d'offrir à sa compagne d'hier un film qui lui est dédié, projet déjà envisagé de son vivant. En même temps, il renforce la place unique et singulière qu'il occupe dans le cinéma français comme alchimiste de l'image, capable de transformer ses modestes moyens de tournage en richesse d'intuition et de sensibilité.

Procol-Harum
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le 5 mars 2023

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