Irréversible (Inversion intégrale) par Pascoul Relléguic

J'ai laissé passer 2 semaines avant d'écrire mon avis sur Irréversible, découvert en salles dans sa ressortie en (in)version intégrale. Je loue dès maintenant le cinéclub Back to the bobine qui, au-delà d'une programmation éclectique voire couillue, offre systématiquement un débat post-séance qui prend toute son importance avec un tel film.


Formellement, Irréversible bénéficie du savoir-faire alors émergent de Gaspard Noé avec une succession de plans séquences qui laisse le champs libre au déploiement du jeu des acteurs, sans oublier de flatter la rétine (aidée par la photographie parfois léchée de Benoit Debie). Les tics du réalisateur sont déjà tous présents : générique difficilement lisible, stroboscopes, plans tournoyants cherchant à confusionner le spectateur pour la ramener à la sensation pure, citations assénées comme des mantras... La séquence du viol est aussi sublime visuellement qu'elle fait ressortir par un contraste atroce l'horreur de ce qu'il s'y déroule ; à l'opposé de cette maitrise du plan, la recherche effrénée du ténia dans la boite gay est une agitation volontairement mal lisible mais cohérente avec la descente aux enfers des personnages.


Sur le propos d'Irréversible, il est difficile de demeure concis tant le film film invite à l'élaboration, voire la requière pour ne pas rester avec le brut des ressentis (c'est typique chez Noé). Cette réflexion est très certainement différente selon la version chronologique de l'histoire ; je devine que l'intégrale donne plus de sens aux événements dont la noirceur va crescendo, au prix de la perte de quelques petits twists cyniques mais qui donne en contrepoint sans doute plus de saillance à certains éléments introductifs.


Attention, je spoile.
Derrière toute la provocation qui a fait la renommée du film à sa sortie, Irréversible m'apparait comme un précurseur du mouvement MeToo et de l'irruption sur la scène sociale du réel des violences faites aux femmes. Voici un film qui ose montrer, comme rarement, dans toute sa crudité sordide et brutale ce que peut être un viol dans l'intégralité du spectre de la domination : physique, sexuelle et psychologique (ces petites phrases d'humiliation heurtent presque plus l'esprit que l'image). Et sans aucune ambiguïté érotique comme peuvent l'être les équivalents dans le cinéma d'exploitation et par exemple le sous-genre du rape and revenge. Le corps de la femme est ainsi chosifiée et donc accessible à une forme de propriété par l'agresseur qui y projette à son souhait ses fantasmes, par exemple qu'elle jouisse également de cette violence sexuelle. Et tout comme objet appartenant à un enfant capricieux, il peut décider de le casser pour que personne d'autre ne joue avec, même si la scène convoque également une forme d'angoisse castratrice qui ne trouve échappatoire que dans cette destruction. La performance des 2 acteurs est impressionnante dans leur apport respectif, avec une participation physique hallucinante de Bellucci.


Lors du visionnage, j'étais préparé à cette scène (étant aussi mieux rôdé avec les œuvres de Noé) et j'ai donc pu l'affronter avec une contenance émotionnelle tolérable. Mais elle a ceci de réussi que, comme pour tout bon événement traumatogène, l'impact psychique survient en différé sous la forme d'un écho/répétition mentale qui hante la cervelle les jours voire nuits qui suivent. De fait, il m'a fallu une petite semaine pour que le souvenir cesse de me revenir automatiquement par intermittence.


Irréversible malmène également le spectateur dans ses propres représentations de la femme, comme le débat d'après-séance a pu le confirmer : il joue évidemment la carte de "n'est-elle pas un peu responsable ce qui lui arrive en se promenant habillée ainsi ?". Mais il interroge également : "qu'une femme aussi magnifique que Bellucci se fasse violer est-il plus choquant que si elle avait un laideron ?" ; et le plus fourbe : "savoir qu'elle est enceinte est-il un élément accentuant l'horreur de cette violence" (le changement de statut amante/mère qui serait donc lié à la valeur accordée à une même femme).


Comme je le disais plus tôt, la version intégrale fait sans doute mieux ressortir l'imprégnation sociale par la violence des relations homme-femme, prémisse du passage à l'acte (certes non-équivalentes en terme de gravité) : Cassel qui s'amuse à une forme de contrainte physique lors des jeux intimes avec Bellucci, cette dernière le corrigeant même lorsqu'il considère qu'il l'a volée à son pote tel un trophée ; Dupontel qui ne voit en son ex qu'un corps à faire jouir et qui ne se remet pas de l'échec de cet objectif (paye d'ailleurs ta discussion super malaisante dans le métro), ou plus tard comme un objet d'art qu'il se contente de pouvoir contempler. Et la seule solution des hommes à ce drame, motivés à savoir qui aura vraiment "des couilles", est encore plus de violence, aveugle, stérile et dont la dimension autodestructrice est illustrée de manière nihiliste par la conclusion erronée qu'apporte celui qui tentait jusqu'alors de calmer les esprits (un peu d'humour cynique à mon tour : à trop jouer les pompiers, il finit par employer à mauvais escient l'extincteur).


On pourrait continuer à penser le film sur tant d'autres aspects (le choix de changer la citation d'origine "le temps détruit tout" pour "le temps révèle tout") ou plus trivialement s'amuser à éplucher le casting (Jean-Louis Costes qui joue Fistman, c'est cohérent), tant Irréversible a pour lui de savoir profiter d'un pitch très resserré pour mieux faire exploser les éprouvés et leur nécessaire métabolisation intellectuelle. Un incontournable qui, de par sa violence constitutive, ne saurait toutefois pas être mis devant tous les yeux.

Pascoul_Relléguic
10

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le 9 nov. 2020

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