Pitch (bref).

Lui - Français exilé en Angleterre ; il vient de perdre son travail (après quinze ans de bons services, son employeur dixit, avant de lui offrir une montre en guise de prime de départ) ; il tente de se suicider, vainement, avant de faire appel à une « entreprise spécialisée ». Il change d’avis. Mais …


Drame ?


Pas sûr. Le scénario, d’ailleurs pas si original (un thème très semblable avait d’ailleurs fait l’objet d’une comédie, assez ratée, de Philippe de Broca, Les Tribulations d’un Chinois en Chine) n’est sans doute qu’un prétexte.


Et les décalages sont multiples.


Décalage évident, immédiat, dans les ruptures de tonalité. Le récit s’ouvre à la manière d’un drame social - très relatif, certes, dès les premières images de l’entreprise, avec ses tables jonchées de papiers, ses employés fatigués, certains même dormant, très affalés, son cadre aussi sinistre qu’irréaliste, vaguement kafkaïen, on nage un peu du côté d’un Gilliam minimaliste ; du drame donc, on bifurque rapidement vers un burlesque totalement cynique (la marque récurrente de Kaurismaki), avec la double tentative de suicides avortés (un essai de pendaison, mais la corde, un bon produit disait le vendeur, casse ; une tentative par le gaz, la tête à l’intérieur du four d’une cuisinière antédiluvienne, mais le sifflement caractéristique s’interrompt presque aussitôt, à la suite d’une grève des gaziers locaux), le drame cède la place à une dérision qui tient presque du burlesque, encore renforcée par l’interprétation décalée de Jean-Pierre Léaud et par des réactions plutôt paradoxales : à son licenciement annoncé sans autre forme de procès, il ne s’interroge immédiatement qu'au fonctionnement de sa montre-cadeau …


Décalages encore, immédiatement et constamment, dans les ruptures de montage et de rythme : scènes plus que brèves, comme les deux tentatives de suicide qui viennent d’être évoquées, avec ellipses, ou enchaînements sans liaison directe (parfois un passage au noir) : l’échec de la pendaison, hors champ, n’est signifié que par un bruit de choc, puis par Jean-Pierre Léaud à terre et quelque peu hébété ; le suicide au gaz par l’interruption d’un sifflement (les sons toujours, essentiels), puis par une évocation très rapide de la grève, via un crieur de journaux. Mais inversement d’autres scènes sont bien plus dilatées, pour jouer sur l’attente, sur une autre perception du temps, ou encore à des fins contemplatives, plans d’ensemble sur des images urbaines et bleutées du petit matin, ou plans rapprochés sur des personnages, sur des visages souvent fatigués, ou même inserts répétés sur divers objets, plus ou moins signifiants – une montre, une corde, un briquet, un marteau, un verrou, un néon …


Et il y a surtout la permanence de décors sinistres - murs lépreux, couverts de salpêtre, peintures pisseuses, palissades fragiles, façades écaillées, boutiques et cabinets médicaux misérables, bars borgnes et hôtels minables, équipements archaïques. On atteint des sommets à l’instant où le personnage principal se rend au « siège » de la mafia locale. Le chauffeur de taxi l’a abandonné, zone trop dangereuse, ou plutôt encore plus sale que dangereuse. Le bar et le bureau des hommes d’affaires sont tout aussi minables (et dans une seconde séquence, essentielle pour la progression du récit, surprenante, dérisoire aussi et lapidaire, le décor deviendra vraiment ruiniforme) ; le couple de truands, les porte-flingue de la mafia mythique (les traits de l’un constituant une manière de synthèse improbable entre les visages de Steve Buscemi et de Benjamain Biolay) a tout des pieds-nickelés, et une seconde séquence où on les découvrira « à l’œuvre » ne fera que confirmer ce constat assez consternant. Décalages …


La ville de Kaurismaki relève de la fiction – voire de la science-fiction.


Il y a mieux. Tous les personnages, ou presque, sont à l’image des décors - vieux, usés, très las, des employés au chauffeur de taxi, du réceptionniste de l’hôtel au médecin marron, jusqu’au tueur lui-même (mais qui n’en demeure pas moins plus qu’inquiétant), et jusqu’à l’apparition presque finale, parfaitement inattendue de Serge Reggiani. Ils sont sales aussi, mais Jean-Pierre Léaud, jusqu’au bout, conservera son costume, certes froissé et fripé, et sa cravate. Le temps n’était pas encore venu de ses cheveux longs en mode Sitting Bull.


Des personnages morts, ou quasi, dans une ville morte ?


Et Kaurismaki déroule, brillamment, son intrigue - sa traque mortelle, avec ses ruptures de montage (des ellipses toujours, l’accumulation des verres sur une table de café, la première fuite de Léaud), un énorme travail sur le son (avec bruits de sonnerie, de pas, grincements) et sur l’image (avec des angles de prise de vue inattendus, la plongée depuis la rue et du point de vue du tueur sur la fenêtre du bar où sont attablés Léaud et sa nouvelle compagne ; avec aussi des cadrages insolites, une image coupée sur un journal et une main gantée, des plans successifs sur des paires de chaussures en marche), tout cela pour distiller l’angoisse, avec une grande efficacité.


Jean-Pierre Léaud fuit.


Il fuit son contrat, le tueur, sa mort programmée. A moins qu’il ne fuie autre chose, la ville …


Tout se passe peu après le deal mafieux et mortifère, juste après la rencontre dans un bar aussi minable que les autres avec une vendeuse de fleurs – et ce qui peut évoquer un coup de foudre immédiat.


Le dialogue, qui interviendra un peu plus tard, chez elle, un refuge contre les assauts de l’assassin programmé, se révèle particulièrement intéressant :


-(elle) Pourquoi avoir quitté la France, Henri ?
-(lui) On ne m’aimait pas là-bas.


Vous avez dit - Jean-Pierre Léaud. C’est le temps, au début des années 90, où l’acteur émerge d’une période difficile, la décennie qui précède, après la mort de Truffaut (avec qui il avait fini par se confondre) – et dont il commence à sortir (en particulier grâce à sa rencontre avec Kaurismaki). Et si le film était, au bout du compte, une mise en abyme, pour le moins inédite, du cinéma via la mythologie renaissante de Léaud. Henri Boulanger (le personnage du récit) engage bien un tueur; mais au-delà, est-ce Kaurismaki qui engage Léaud, ou Léaud qui engage Kaurismaki pour (ne pas) le tuer ? Le film, jusqu'à la fin, fonctionne toujours sur des décalages, des hasards - mais qui finissent par s'inverser.


J’ai engagé un tueur est un film de renaissance. Au désastre ruiné des décors et de la ville, encore plus ruiné des personnages, des ombres qu’on y croise, l’histoire peu à peu envisage autre chose.


Comme un retour à la vie – qui part de la rencontre amoureuse, essentielle, et qui peu à peu envahit l’espace., sans qu’on y soit forcément immédiatement sensible. C’est l’omniprésence de la musique, souvent décalé (on y revient toujours, par rapport aux images), culminant avec un concert de Joe Strummer, en chair et en os dans un café (Strummer, un signe de la parenté essentielle entre Kaurismaki et Jarmusch) ; c’est l’omniprésence des fleurs, d’un bout à l’autre du film, toujours et partout, l’image la plus forte étant peut-être celle de Léaud, brandissant son bouquet, face caméra, dans une cabine d’ascenseur) ; c’est encore des manifestations d’empathie chez des personnages improbables, chez le réceptionniste de l’hôtel (jusqu’alors si apparemment hostile) ou chez Serge Reggiani en vendeur improbable de french hamburgers, dans un cabanon isolé, aux lisières d’un cimetière. Ou même chez les deux voyous, très compatissants : « Pense aux fleurs, aux animaux. Regarde ce superbe verre (contenant manifestement un liquide distillé). Est-ce qu’il veut mourir ? » Et (presque) jusqu’au tueur lui-même.


Et la mise en scène désormais ne dit plus autre chose : dans le cimetière, à l'instant où la mort n'a jamais été aussi proche, image et son apportent un contrepoint aussi discret qu'évident : chants d'oiseaux et arrivée du soleil, jusqu'alors totalement absent, sur les tombes.


Et la couleur finit par réapparaître dans le décor – et d’abord avec le bleu des yeux de la femme, qui elle ne renoncera jamais, ce bleu que Léaud n’avait pas remarqué, sur lequel il s’étonne longuement, jusqu’à en oublier l’assassin à ses trousses.


Jean-Pierre Léaud, toujours aussi décalé, au visage très mono-expressif (dans le genre crispé) mais qui finit par s’éclairer un peu, finit par imposer sa façon de jouer à tous ses partenaires, à redevenir l’acteur de la Nouvelle vague, celui « qui donnait le la », à imposer sa méthode, sa façon de « projeter » le texte après l’avoir longuement macéré, ingurgité, à la face du partenaire qui ne peut dès lors plus que s’adapter pour ce qui sera une prise unique. L’exemple le plus frappant est celui de la rencontre avec la femme, un « because I want ! », presque hurlé. Mais son arrivé aux abords du bar mafieux, face à la foule des visages hostiles, n’est pas mal non plus.


Fausse parenthèse pas tout à fait hors-sujet. (Il n’est pas inutile de rappeler qu’Aki Kaurismaki a toujour été un admirateur de la Nouvelle vague, qu’il en est sans doute (avec Jarmusch …) une des résurgences les plus intéressantes - et qu’il n’a pas hésité à baptiser sa boîte de production ... La Ville Alpha. Et nous voilà revenus à la ville si singulière de J’ai engagé un tueur.)


A la fin, Jean-Pierre Léaud, et la femme (la très mystérieuse Margi Clarke) choisissent de revenir en France …

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le 16 sept. 2019

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