Être né à la fin des années 80, c’est avoir grandi dans un drôle d’entre-deux : trop jeune pour avoir suivi les infos sur les dictatures des années 60 à 80, mais pas assez pour que ça figure déjà dans nos manuels d’histoire. Du coup, à moins d’avoir un entourage passionné de géopolitique ou de docus Arte, on découvre souvent ces pages sombres par la fiction - je pense par exemple a A Taxi Driver. Je suis toujours là s’inscrit dans cette lignée, rappelant avec force – et émotion – les heures sombres de la dictature brésilienne, tout en offrant un portrait intime et bouleversant d’une famille brisée.
Inspiré de l’histoire vraie de Rubens Paiva et de sa famille, le film de Walter Salles capte d’abord une bulle de bonheur familial : une maison lumineuse au bord de la plage, des rires, une certaine insouciance malgré les tensions sous-jacentes. Et puis, d’un coup, tout bascule. Rubens est enlevé par la dictature, sa femme Eunice temporairement arrêtée, et la famille plonge dans un combat pour la survie et la vérité. Un combat d’autant plus éprouvant qu’il doit se mener dans l’oppression constante d'un régime qui ne recule visiblement devant rien. Comment garder l’unité familiale ? Comment préserver les plus jeunes sans exclure les plus âgées ? Comment se battre pour la vérité sans perdre ce qu’il reste ?
Le film repose sur les épaules de Fernanda Torres, et quelle performance ! Elle incarne Eunice avec une justesse incroyable, oscillant entre la douleur contenue, la force d’une mère et la détermination d’une épouse en quête de justice. Chaque regard, chaque geste porte en lui une charge émotionnelle dingue, sans jamais tomber dans l’excès. Elle est l’âme du film, son moteur, son cœur. Mais Walter Salles ne se repose pas que sur son actrice : il offre aussi une mise en scène subtile et maîtrisée. La gestion de l’espace, des décors, des lumières n’est jamais gratuite. Une maison baignée de lumière devient suffocante dès que la police ferme les rideaux. La transition vers São Paulo, plus terne, plus froide, traduit ce glissement vers l’âge adulte, la résignation et l’absence. Chaque détail participe à l’émotion.
Il n'y peut-être que la dernière séquence, alors qu'Eunice ne s'illumine plus guère qu'à l'évocation de Rubens, qui m'a paru un peu superflue et facile — avec pour principale fonction de rappeler qu'en 2015, les "disparus" le sont toujours malgré les aveux du régime.
Ce que j’ai particulièrement apprécié, c’est cet équilibre entre mémoire historique et œuvre cinématographique. On n’est ni dans un documentaire scolaire ni dans un mélo larmoyant. Le film rappelle, oui, mais il touche surtout. L’émotion nous prend aux tripes et nous pousse à réfléchir. Quand on voit certaines dérives actuelles sur la liberté d’expression, difficile de ne pas faire y trouver des échos avec le début du film. Je suis toujours là nous souffle à l’oreille que l’Histoire ne disparaît jamais vraiment, et qu’elle pourrait bien frapper à nouveau si on n’y prend pas garde. C’est une piqûre de rappel, une œuvre humaine et sensible, et surtout une preuve de plus que le cinéma peut – et doit – continuer à nous raconter ces histoires.