Quelques mois aux alentours de son Jeanne Dielman qui sera considéré comme la pièce maîtresse de son œuvre, Chantal Akerman réalise une plongée onirique dans la dépression d’une jeune femme avec Je, tu, il, elle. Le « je », c’est la cinéaste ; ou du moins son corps qu’elle met en scène dans le premier rôle avec beaucoup de conviction. Le « tu » est sans doute le spectateur que la réalisatrice regarde droit dans les yeux, seul destinataire d’une longue lettre écrite par la protagoniste et lue par sa voix-off, qui décrit ses faits et gestes. La cinéaste déstabilise le spectateur en jouant sur deux temporalités. D’un côté l’image, où l’on voit Julie seule dans sa chambre agir de façon désincarnée : elle mange du sucre en poudre à la cuillère, se déshabille puis se rhabille, sans véritable raison. De l’autre le son, avec cette voix-off qui décrit systématiquement ses actions en avance ou en retard, en plus de certaines qu’on ne voit pas à l’écran. En rejetant toute intentionnalité à son héroïne et en optant pour de longs plans-séquences relativement immobiles, Chantal Akerman nous plonge dans un quotidien vide et solitaire enfermé dans un huis clos, assez caractéristique de la dépression où tout est une succession de gestes mécaniques. La beauté de ce noir et blanc grainé et du corps nu dans un décor vide donne à cet ennui une douceur amère, créant un spleen qui contamine le spectateur.


Et puis tout à coup, la jeune femme quitte son appartement sans que l’on sache pourquoi. Sa solitude rencontre celle d’un camionneur, « il », avec qui elle fait la route. Elle dort à ses côtés, mange au restaurant avec lui, silencieusement ; elle pense le désirer, mais elle n’en est pas sûr. L’homme pose la main de la jeune femme sur son pantalon, l’incite ou lui apprend à le masturber, on n’est sûr de rien. La caméra ne cadre jamais le regard de la jeune femme ni même sa main, de façon à enlever toute intentionnalité à son héroïne, on ignore si elle est vraiment consentante ou non. Après l’orgasme, dans un élan de lucidité, le camionneur vide son sac sous le regard complice de la jeune femme et laisse apparaître toute sa médiocrité. Il parle de sa haine envers son frère, son désintérêt pour sa femme et son travail, ses relents incestueux et violents… Bien que ses propos soient vulgaires et malsains, ce plan-séquence tire sa beauté de son ambiguïté : il montre avant tout un homme seul, guidé par le hasard de la vie et aliéné par son travail de camionneur, qui est parfaitement méprisable mais que l’on peut quand même prendre en pitié. Niels Arestrup, dont la performance est à saluer, débite son texte avec lenteur et monotonie, donnant véritablement l’impression que ses paroles sont issues du plus profond de son esprit. Cette seconde partie du film fait office d’errance, avec cette rencontre entre deux solitudes qui entretiennent une réelle complicité, même après ce discours révélant toutes les bassesses du camionneur.


Et puis arrive « elle », l’amante de la jeune femme, qui sera l’occasion d’une longue scène de sexe assez particulière. Les deux jeunes femmes se caressent avec une certaine violence, leurs corps se frottent plus qu’ils ne se stimulent, elles ne jouissent pas… Le son est assez doux, on n’entend que les glissements de peau, leurs respirations ou des légers gémissements incohérents. Les regards amoureux se croisent, on ne peut douter de leur sincérité. La sobriété du dispositif rend cette scène réaliste, bien qu’elle soit assez métaphorique : la distance qu’affichaient ces deux jeunes femmes hors du lit laisse place au désir de se sentir, se posséder, fusionner. Pourtant, les deux corps se quitteront inévitablement après cet entracte charnel, marquant le retour de la solitude. Cette troisième partie cristallise l’essence même du film, une dépression douce-amère qui traite la beauté et la laideur avec la même distance, la même tristesse. Je, tu, il, elle est une belle proposition de Chantal Akerman, une expérience sensorielle marquante emplie de détresse et de tendresse.


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le 24 févr. 2021

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