Dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, Chantal Akerman se réapproprie les codes de la tragédie grecque pour créer une tragédie féministe. Déjà dans l'Antiquité les tragédies de Sophocle portaient le nom de leur protagoniste solitaire (Antigone, Electre...). Si Aristote affirmait dans sa "Poétique" que c'était la noblesse du protagoniste qui apportait une dimension collective à sa souffrance, Akerman donne une valeur universelle à la souffrance de Jeanne Dielman par le contre-emploi de Delphine Seyrig, icône féminine associée à un imaginaire cinématographique de la bourgeoise sophistiquée, jouant ici un rôle de femme appartenant à une basse classe sociale. Cette femme a déjà été frappée par la tragédie (la mort de son mari) et semble ainsi avoir perdu sa fonction sociale définie : elle est au fil de la journée à la fois veuve, mère au foyer, nourrice, prostituée. Jeanne Dielman n'est pas tant caractérisée par cette multiplicité des facettes de sa vie que par la ritualisation des gestes quotidiens (courses, cuisine, repas, toilette) qu'Akerman a observé pendant son enfance et reproduit à l'écran.
Ce sont précisément ces gestes quotidiens que la dramaturgie conventionnelle évacue comme autant de parasites qui rongeraient le fil de l'action du récit, et qu'Akerman réhabilite comme éléments à part entière d'un langage cinématographique. C'est là le deuxième détournement des codes de la tragédie, et dans le même temps de ceux du cinéma classique : Akerman ne refuse pas les péripéties mais elle les inscrit dans le temps long sans effet de rupture. Elle fait confiance au spectateur pour qu'il détecte lui-même ce qui est habituel et ce qui est exceptionnel, ce qui relève du confort de l'habitude ou de l'angoisse de la perturbation. Elle détourne ainsi les règles fondamentales de la tragédie : l'unité de temps et d'action est répétée trois fois, ce qui lui permet de travailler sur la variation dans la routine. Elle crée une structure de récit cyclique dans laquelle les infimes dérèglements comme la chute d'une cuillère ou une erreur de réveil sont des événements de la plus grande importance narrative. Chaque petite erreur dans le rituel bloque un rouage de la grande machine qui régit la vie de Jeanne Dielman. En affirmant que tous les instants de la vie d'une femme sont signifiants, par leur caractère ordinaires ou extra-ordinaires, le film s'inscrit ainsi dans un déterminisme rappelant la fatalité de la tragédie grecque.
En fait d'unité de lieu, l'appartement, défini spatialement par une caméra toujours fixe. Le nombre de point de vue par lesquels on observe la vie dans l'appartement sont limités, comme autant de caméras de surveillance qui placent le spectateur dans une position de voyeur scrutant tel un scientifique les faits et gestes du sujet. Les raccords sont théâtraux : on change de point de vue pour passer du salon à la cuisine quand le personnage sort du champ pour changer de pièce. Cette sobriété formelle stricte prend tout son sens lorsque ces règles fondamentales à la cohérence du film commencent à être contournées : au fil des dérèglements de la vie de Jeanne Dielman, la forme du film se trouble aussi, la rythmique du montage se détraque, tout ne s'enchaîne plus parfaitement, des points de vue parasites troublent le spectateur qui a pris ses marques dans cette représentation spatiale du monde du personnage. Il sent que quelque chose ne va pas. La mise en scène d'Akerman crée ainsi une forme de suspens inédite qui, plutôt que de tenir en haleine le spectateur, l'installe dans une sensation de malaise qui lui fait redouter ce qui se passera à la fin de la troisième journée dans l'appartement de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles.

"Un homme n'aurait pas fait ça parce que dès son enfance on lui apprend qu'on ne fait pas de l'art avec une femme qui fait la vaisselle" Chantal Akerman à propos du film, dans "Clap", Antenne 2, 17/01/1976.


Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman, 1975. Avec : Delphine Seyrig, Jan Decorte. Production France-Belgique. 201 minutes.

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le 22 janv. 2019

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